J’AI BEAUCOUP tardé avant d’écrire sur la détention de mes fils. Depuis ce matin du 19 mai où la radio familière m’a annoncé qu’ils encouraient les assises et la perpétuité, je n’y arrive pas.
Le début de notre histoire commence par un cataclysme. Elle se poursuit comme un récit kafkaïen, dans le labyrinthe du parcours judiciaire. “Bon courage…“ me disait l’un des policiers, en partant, après la perquisition… Il allait nous en falloir en effet. Son intonation me laissait déjà augurer de la suite.
Ce n’est pas simple de prendre la plume quand on est à vif. Et puis on n’imagine pas être amené à s’exprimer un jour sur l’arrestation et la détention de ses enfants. On se bat avec toute l’énergie dont on est capable pour y mettre un terme.
On se dit que ça ne peut pas durer longtemps, que la pression va retomber, que nos efforts finiront par payer (car on est épuisé). On s’adapte, vite, à un environnement qui vous est résolument étranger, et hostile. Froid, comme le visage impassible de ces statues qui ornent le palais de justice : personnages illustres, à la pose académique, hommes de pierre contre lesquels une certaine mère, la leur, frappait de désespoir, après l’audience du 2 juin. “Ils nous ont pris les deux… les deux…“ Antonin et Angel étaient incarcérés, à l’issue d’un délibéré absurde, cousu de fil blanc.
Nous avions attendu, des heures durant, la décision des magistrats qui oeuvraient en huis clos, comme chaque fois. Nos fils étaient là, à quelques mètres, de l’autre côté des grandes portes en bois, ornées de cuir molletonné et de clous de cuivre. Nous cherchions vainement à contenir notre espoir mais notre désillusion fut plus cruelle encore.
Antonin est envoyé comme son frère à Fleury, après un retour d’une semaine passée chez lui, dans la maison familiale. Il y est toujours aujourd’hui. Malgré sa lucidité face aux charges dont on l’accable, il avait fini par y croire, après la plaidoirie de son avocate qui mettait en évidence toute la vacuité du dossier. Quant à Angel, dont la juge d’instruction demandait le placement sous contrôle judiciaire, rien ne laissait présager son maintien en détention… Mais l’absence de preuves n’avait pas suffit à convaincre la cour.
À la sortie du palais, nous voyons des gens, à l’allure de notables. Leur mine joviale et satisfaite contraste avec nos visages accablés. Un ivrogne gesticule au milieu du boulevard, en nous interpellant, ajoutant une touche de grotesque à ce funeste tableau. Il fait nuit. Une profonde nuit.
Laborieux et lent (si lent…), cet environnement soumet les familles et les proches à une pesanteur indicible, qu’il est difficile de concevoir tant qu’on ne l’a pas vécu. Tout ça ressemble un peu à un deuil, planifié par une administration habilitée… Un écrasement progressif qui s’inscrit dans la durée. Une gueule qui, selon l’expression de Georges Bernanos, se referme sur vous peu à peu, inéluctablement.
Le protocole judiciaire est un théâtre terne et répétitif dont la pièce est souvent jouée d’avance, qu’on soit coupable ou innocent. Sans doute est-il stimulant, valorisant, pour qui se trouve sur le devant de la scène, en connaît les rouages, les habitudes, la mécanique ?
Il faut une certaine grandeur d’âme pour ne pas céder à la tentation du carriérisme, ou à une auto-glorification personnelle, quand on tient entre ses mains le sort et la vie d’un être.
J’ai souvent pensé, ces derniers mois, à une séquence d’un beau film de Krzysztof Kieslowski; « Rouge ». Une jeune femme se rend chez un vieil homme, qui passe le plus clair de son temps à l’épier, au moyen d’écoutes téléphonique… “Je suis venue, lui dit-elle, parce que j’ai quelque chose à vous demander. Ne faites plus ça.“
“J’ai fait ça toute ma vie“, répond le vieil homme. — “Vous étiez quoi ? Flic ?“ demande la jeune femme. — “Pire : juge“, conclue-t-il dans un demi sourire…
Une autre chose m’est revenue en mémoire, récemment. Une discussion avec mon père, étant gamin. Je ne sais plus pourquoi ni comment elle a commencé. Il me disait qu’il ne fallait jamais avoir à faire à la justice. Que toute sa vie était déballée, dans les moindres détails, que c’était terrible, qu’on était à la merci de décideurs inconnus qui modelaient votre image, et pouvaient vous réduire à rien. Lui, qui comme sa famille, ne fut pourtant jamais confronté à une telle situation, en parlait presque d’expérience. Sa description relevait du cauchemar, pour un petit garçon. J’ignorais qu’il se confondrait, bien des années plus tard, avec la réalité de mes propres enfants.
Publié le 7 mars 2017¶
Éléments de contexte
Le 18 mai 2016, à Paris, en marge d’une manifestation contre les violences policières, une voiture de police est incendiée avec deux agents à l’intérieur qui seront légèrement blessés. Quatre jeunes gens, dont Antonin Bernanos, 21 ans et son frère cadet Angel, 18 ans, tout deux étudiants, sont arrêtés. S’ils reconnaissent leur présence sur les lieux, ils contestent fermement avoir pris part aux violences. Suite à leurs gardes à vue, ils sont envoyés à la maison d’arrêt de Villepinte pour l’un, à Fleury-Mérogis pour l’autre. Angel sera incarcéré 42 jours. Antonin est, depuis 9 mois, toujours enfermé, en attente de son procès.
Sommaire
• Lire le témoignage d’Antonin Bernanos — L’arrestation
Murs à part n°1
• Lire le premier volet du témoignage de Geneviève Bernanos — L’annonce de la prison
Murs à part n°2
• Lire le témoignage d’Yves Bernanos — Avant Fleury
Murs à part n°3
• Lire le deuxième volet du témoignage de Geneviève Bernanos — La prison
Murs à part n°4
• Lire le troisième volet du témoignage de Geneviève Bernanos — L’arrivée à la prison
Murs à part n°5
• Lire le témoignage de Christine — La prison, avant, c’était…
Murs à part n°6
• Lire le deuxième volet du témoignage d’Antonin Bernanos — Dans la cage
Murs à part n°7
• Lire le deuxième volet du témoignage de Christine — L’attente
Murs à part n°8
• Lire le troisième volet du témoignage d’Antonin Bernanos — Dans le fourgon
Murs à part n°9