QUAND JE SUIS rentrée à la maison sans mes fils, j’étais dans l’incompréhension totale, mais toujours dans la nécessité d’agir… je ne pouvais rien ce soir-là pour eux, mais je ne pouvais pas me résoudre à cette impuissance.
Les sacs de linge n’avaient pu être donnés par les avocats avant leur départ ; ils étaient “dans leur jus” depuis trois jours déjà en garde à vue, ils resteraient encore dans leur linge sale encore trois jours ? Non, je pouvais apporter du linge directement là-bas, et je devais leur faire rapidement un mandat cash pour subvenir à leurs besoins. Il fallait téléphoner dès le dimanche aux maisons d’arrêt pour savoir comment faire.
J’ai dormi, peu et m’éveillant en me demandant où étaient mes fils, s’ils dormaient, comment ils allaient affronter ce nouvel univers. Mais j’ai dormi pour garder un minimum des forces dont j’allais avoir besoin et parce que j’étais épuisée, comme si j’avais été battue.
J’ai pris du café, moi qui n’en buvais plus depuis longtemps, pour tenir mes nerfs en tension.
Pas encore habillée, j’ai ouvert mon ordinateur pour chercher les numéros de téléphone des maisons d’arrêt.
Premiers contacts avec la prison…
La première à répondre fut Villepinte : on m’indiqua – presqu’avec sollicitude – qu’Antonin était bien arrivé la veille, et qu’il me fallait connaitre le numéro d’écrou du détenu, qui n’était pas communicable au téléphone…
Écrou, détenu…deux mots jamais entendus et qui ont marqué encore un peu plus pour moi l’incompréhension de la prison : “écrouer, mettre sous les écrous”…un vocabulaire de fer aux pieds que je ne voyais que sur les prisonniers américains en pyjama rayé ; “détenu” pas prisonnier : on fait tomber les murs de la prison, et on n’est nulle part…détenu par qui, comment ?
J’ai réussi avec plus de difficulté à joindre Fleury…une femme hurlante m’a répondu qu’elle était à la porte et n’avait pas que ça à faire de me renseigner un dimanche… de quelle porte me parlait-elle ? Je bégayais, perdais mes moyens, incapable de pouvoir finir une phrase sans être interrompue par ces hurlements.
J’ai raccroché, encore tétanisée de cette conversation brutale. Je me demandais pourquoi on me parlait sur ce ton… j’avançais d’un pas dans ce que vivaient et entendaient mes fils, j’étais moi aussi entrée dans leur univers.
J’ai cherché encore sur internet des informations, j’ai trouvé la liste des vêtements que l’on pouvait apporter…la liste d’un trousseau comme du temps où les enfants allaient en colo…chaque maison d’arrêt avait la sienne, ses propres règles, il a fallu vite apprendre. On pouvait aussi envoyer un mandat cash, pour leurs dépenses, sur les références bancaires des maisons d’arrêt avec le numéro d’écrou du détenu.
J’ai appelé les avocats pour savoir comment obtenir ce numéro d’écrou qu’on refusait de me communiquer au téléphone, ils s’en chargeaient.
Pour le linge, il me fallait un sac à fermeture éclair : “vous voyez ce dont je parle ? un sac zippé ?” m’avait dit la personne au téléphone à Villepinte…oui, bien sûr, je voyais bien un sac de voyage simple zippé…les horaires m’étaient indiqués pour venir déposer le linge, rien pour notre ainé avant le mardi.
Je filais aussitôt dans un bazar du coin acheter deux sacs de sport, et remettre le linge propre des garçons. J’ignorais encore qu’il s’agissait de ces sacs en plastique zippés, sacs des marchés africains, qui s’affaissent et craquent régulièrement, et qui encombrent le couloir de l’appartement maintenant. Ses sacs, qui nous font nous reconnaitre entre familles de détenus…
Je ne sais plus comment j’ai vécu ce dimanche.
Le lundi matin, après avoir prévenu mon travail que je prenais quelques jours de congé en urgence, les avocats m’appelèrent pour me communiquer le numéro d’écrou des garçons qu’il fallait inscrire au marqueur sur le sac. Des amis passèrent prendre le sac d’Angel et le porter pour moi à Fleury.
Pendant ce temps, nous partions à la poste préparer les mandats cash… il ne fallait pas donner trop d’argent sinon on leur prendrait… qui “on” ? pourquoi ? Là encore dans mon imaginaire cauchemardesque, j’entendais “rackett, vol” entre les prisonniers…mais on m’expliqua que les garçons ne toucheraient pas cet argent et que c’était l’administration pénitentiaire qui gérait les comptes ; à ce titre elle pouvait faire des ponctions sur les mandats des prisonniers.
Je me trouvais devant cette guichetière…dans le bureau de poste où je venais depuis longtemps faire toutes mes démarches ; même si à Paris l’anonymat y est plus important, je me suis demandée comment j’allais expliquer ce que j’avais à faire… j’ai demandé d’une voix incertaine et les yeux regardant ailleurs, comme si ce n’était pas moi qui étais là, la procédure pour un mandat cash en notant les références des maisons d’arrêt, le nom de mes fils, leur numéro d’écrou…j’ai fait tout cela légèrement mais fermement, comme s’il s’agissait d’un acte banal mais qu’il ne fallait pas rater…la postière a eu la gentillesse d’en faire autant, me soufflant juste un “bon courage” quand j’ai eu terminé. Deux mandats pour deux maisons d’arrêt différentes, pour deux garçons qui portaient le même nom que moi.
Premier contact avec l’extérieur…je n’y avais pas pensé : que dire, comment annoncer, comment se comporter ? une seule et unique réponse : faire face…on verrait quand les choses se produiraient.
Je regarde ces temps, loin de moi et écœurée de moi-même… écœurée d’avoir été si ignorante et si loin de ce monde dans lequel je suis maintenant au quotidien…parmi ces familles oubliées du monde qui vont chaque semaine porter le linge propre à leur détenu et garder le lien et l’espoir qu’ils ne sont pas oubliés… écœurée d’y avoir été plongée et d’y vivre maintenant, consciente d’être dans un monde oublié de tous.
Publié le 9 mars 2017.¶