L’action pénale répond à deux ensembles de règles passablement contradictoires : les règles de domination et les règles de régulation.
On peut dire que l’ensemble de l’ouvrage est placé sous le signe du compromis. En effet, la synthèse théorique explore tout d’abord la représentation systémique de l’action pénale, en montrant que cette action répond à deux ensembles de règles passablement contradictoires: a) les règles de domination, autrement dit celles qui opérationnalisent les objectifs répressifs (que les théories de la peine soutiennent) et garantistes (les droits de la défense par exemple) du travail d’enregistrement et d’enquête policier, des activités judiciaires et des modalités d’exécution des décisions pénales (en milieu ouvert ou pénitentiaire); b) les règles de régulation, dont l’objet est d’assurer la fluidité de l’action pénale ou d’optimaliser ses processus, en situation de crise ou de surcharge (le classement sans suite en est l’exemple prototypique). Eu égard à la coexistence de ces deux ensembles de règles, le système “fonctionne” (bien ou mal, peu importe) grâce au compromis permanent entre eux.
La loi ne s’impose pas ; elle est une ressource de l’action
Dans un deuxième temps, le livre se rapproche des acteurs professionnels du système pénal et de leurs interactions dans une perspective pragmatique axée sur deux thématiques: l’ineffectivité de la loi (dont l’élucidation positiviste est souvent pauvre) et le statut de la loi lorsqu’elle est effective: celle-ci n’est pas la norme de l’action (contrairement à la vulgate juridique), mais une ressource mobilisée ou non par les acteurs, parmi d’autres ressources de nature organisationnelle (division du travail, ordre hiérarchique) et professionnelle (normes issues de la socialisation, inventées patiemment dans le cours de l’exercice du métier) qui concurrencent fortement la suprématie idéalisée de la loi dans l’explication des pratiques pénales. Ici encore, les acteurs professionnels opèrent constamment des compromis entre normes potentiellement contradictoires, compromis dont les normes juridiques ne sortent pas indemnes.
La recherche a consisté à interroger les juges sur ce que signifie le mot “condamner”
L’avancée empirique proposée ensuite dans l’ouvrage consiste en une illustration, sur le domaine d’action des juges correctionnels, d’un enjeu théorique encore peu exploré: celui de la justification. La justification est le nom donné à la façon dont les acteurs, qui sont soumis aux règles du système et qui mobilisent les normes multiples de leur action, rendent compte de l’arbitrage qu’ils bricolent en situation. Afin d’atteindre cette justification, la recherche menée a consisté à interroger les juges sur ce que signifie le mot « condamner ». Alors que ce mot peut représenter adéquatement l’objectif général du système et l’opération spécifique du tribunal, les juges ont témoigné d’une certaine répugnance à l’utiliser et d’un malaise certain à le définir. La consigne des entretiens menés a ainsi été subvertie par les juges rencontrés en justification de leur répugnance et de leur malaise, donnant accès à l’économie morale des options prises dans les arbitrages normatifs qui envahissent leur travail.
Les juges pris ici en exemple sont donc à la fois les opérateurs de règles systémiques, les mobilisateurs de normes institutionnelles, organisationnelles et professionnelles et des sujets réflexifs capables de rendre compte des motifs de leurs pratiques, de leurs marges de manœuvre et de leurs ruses. On découvre ainsi trois régimes de justification chez les juges, entre lesquels de nouveaux compromis sont créés: un registre qualifié de formel (assurant la confirmation des opérations des acteurs précédents de la procédure, policiers et magistrats du ministère public), un registre esthétique (axé sur la convenance de leurs actions) et un registre moral, orienté par l’éthique, pour le moins indéterminée, du moindre mal.
La lecture de ce livre présente un bénéfice politique : il permet de comprendre (et non d’excuser, bien sûr) les pratiques pénales en restant au plus près des acteurs qui en sont responsables et d’entendre dès lors les paramètres interprétatifs de l’injustice pénale quotidienne.