Une crise systémique des systèmes pénitentiaires. [extraits]
Beaucoup de pays sont davantage dans la réaction que dans la gestion de la crise de la Covid-19, qui a surpris par sa soudaineté, sa complexité, son évolutivité et son ampleur. Elle a imposé des parcours d’apprentissage individuels et collectifs, y compris pour les autorités pénitentiaires. Les contextes nationaux sont très variés, avec certains pays très affectés à l’extérieur mais peu en prison, ou à l’inverse, des situations en détention parfois dix fois plus grave qu’à l’extérieur.
Il faut aussi prendre en compte la détention non pénitentiaire (dans les locaux de garde à vue, dans les centres de rétention administrative) car tout le monde est affecté. Les chiffres et la réalité doivent donc être pris avec beaucoup de précaution.
Je souligne au passage l’importance et l’utilité du travail de Prison Insider, qui rend compte des “secondary data” et nous permet de compléter ce que nous voyons sur le terrain.
La crise sanitaire de la Covid-19 en prison met en exergue trois défis structurels :
La difficulté des autorités détentrices à reconnaître et gérer leurs obligations en matière de soins de santé et à mettre en priorité le respect des standards de santé. Le lien avec les autorités de santé est crucial pour cela, mais il est souvent distendu. Les éléments constitutifs des systèmes de santé sont mis à mal : personnels, information, financement, produits médicaux. On constate un accès insuffisant aux fournitures de protection, aux tests, aux formations et aux conseils techniques. Il y a souvent un manque de données épidémiologiques.
La coopération opérationnelle entre autorités d’un même État fait défaut. Les lieux de détention ne sont souvent pas toujours traités à l’égal avec l’extérieur et sont rarement inclus dans les plans nationau. Ils posent pourtant le même problème pour la communauté en termes de transmission. Du fait de silos administratifs, les réactions politiques sont disparates : des pouvoirs exécutifs procèdent à des libérations conséquentes, d’autres à l’opposé imposent des lockdown, y compris pour le personnel pénitentiaire.
La surpopulation rend impossible la mise en place des mesures de protections sanitaires (gestes barrières, distanciation…). D’un côté, la justice tourne au ralenti. Audiences suspendues, mesures alternatives insuffisantes : la crise ouvre une période de non-respect des droits pour de nombreuses personnes détenues. De l’autre côté, de nombreuses interventions visent à réduire la surpopulation carcérale (on estime à près de 250 000 détenus libérés sur les 11 millions de personnes détenues). Il faudra une analyse précise pour comprendre si cette réduction a un impact sur la morbidité.
Les problèmes de santé mentale sont amplifiés par la crise de la Covid-19. L’anxiété des détenus par rapport à leur situation, à celle de leur famille, aux mesures extrêmes de restrictions et à la gestion des addictions conduit à des situations d’émeutes dans certaines prisons. L’absence de soutien psychologique et social est un point faible marquant de cette crise.
Au niveau des infrastructures, de nombreux lieux de détention ne sont pas prévus pour des fonctions de quarantaine et d’isolement. L’occupation de l’espace en prison devient ainsi un élément critique.
Des plans de contingence sont nécessaires aux administrations pénitentiaires pour repenser des fonctions et des processus. L’OMS a proposé assez rapidement des lignes directrices relatives à la détention, tandis que s’exprimait une demande importante de partage de bonnes pratiques.
Les visiteurs, les familles, avocats, organisations de la société civile et les mécanismes nationaux de prévention sont les premières victimes collatérales des mesures de restrictions. Alors que le Comite international de la Croix-Rouge prône une approche plutôt progressive de la restriction, c’est la suspension totale de toutes les visites qui a souvent été mise en œuvre. Comment assurer un continuum du lien aujourd’hui ?
On se demande si l’enfermement n’est pas paradoxalement créateur d’un sur-risque par rapport à l’infection.
Les systèmes pénitentiaires se constituent de sous-systèmes interdépendants : la sécurité, les activités sociales et d’intégration, la gestion et l’administration et les conditions de détention. Si un régime de détention se concentre sur l’un, les manquements se révèlent dans les autres. Par exemple, la gestion du personnel infecté entraîne l’arrêt de certaines activités, ou de la sortie des détenus à l’air libre. Dans les prisons autogérées, où l’autonomie est la norme, l’impact au niveau des conditions de détention est moindre. Les manquements dans la gestion des nouveaux arrivants, avec un examen médical est insuffisant voire inexistant, ont pour conséquence l’arrivée de cas possiblement contaminants parmi la population carcérale.
La gestion des visites familiales étant conditionnée par l’infrastructure et le personnel disponible, la tendance est à la suspension totale des visites.
L’approvisionnement alimentaire et en traitements médicaux est mise à mal quand ce sont les familles qui les fournissent. Enfin, la mise en place des zones de quarantaine et d’isolement conduit parfois à l’utilisation disproportionnée de mesures de contraintes physiques, par manque de personnel de surveillance.
Le “new normal” qui se met en place présente cependant quelques motifs d’optimisme. On fait le constat d’efforts sans précédent de coopération entre administrations pénitentiaires, avec des partages de documents et des forums d’expériences. La numérisation permet la mise en ligne par le CICR de films de formation du personnel pénitentiaire en 13 ou 14 langues – ce qui permet d’atteindre des zones reculées de certains pays. Si certaines choses ne peuvent être numérisées, comme les visites de famille qui doivent être faites en personne, il est fort probable que des services comme la télémédecine permettent un meilleur accès global à la santé. La participation des détenus à des grands mouvements d’ateliers de création de masques, de savons, d’accès aux premiers secours instaurera peut-être une nouvelle norme dans les prisons. Enfin, la décongestion des prisons qui semblait être impossible auparavant est soudain devenue une réalité, en France et ailleurs. Cela annonce-t-il une future dynamique ?