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France: aumônerie musulmane en prison, décryptage d’un phénomène en croissance

Depuis les attentats de 2015 l’islam est devenu le premier culte financé par l’administration pénitentiaire et le nombre d’aumôniers musulmans en prison a connu une croissance importante. Comment expliquer ce phénomène ?

Qu’en est-il de ces “acteurs” du religieux en prison ? Quelles problématiques posent l’institutionnalisation de l’aumônerie musulmane ? Décryptage par Claire de Galembert, chargée de recherche au CNRS, membre de l’Institut des sciences sociales du politique et de Céline Béraud, directrice d’études de l’EHESS, membre du Centre d’études en sciences sociales du religieux, auteures de la recherche “La Fabrique de l’aumônerie musulmane des prisons en France” soutenue par la Mission et récemment publiée sur son site.

Laetitia L-H : Qu’est-ce que l’aumônerie musulmane ? Comment s’inscrit-elle concrètement dans le monde carcéral français ? Quelle est sa spécificité ?

Claire de Galembert : Commençons par rappeler en quoi consiste une aumônerie et ce qu’est sa raison d’être au sein des institutions publiques. Il s’agit d’une institution multi-séculaire née en terreau catholique qui s’est ouverte au XIXe siècle en France aux cultes protestant et israélite. La loi de 1905 a mis un terme au financement public des cultes et à la rémunération du clergé. Elle n’a pas pour autant supprimé les aumôneries au sein des institutions publiques telles que la prison ou l’hôpital. Le législateur a considéré que la pérennisation de cette institution relevait de la garantie du libre exercice du culte. Jusqu’au début des années 1980, les aumôniers étaient des prêtres, des pasteurs et des rabbins. Aujourd’hui, les laïcs sont devenus majoritaires et on compte un nombre important de femmes aumôniers.

Selon le Code de procédure pénale, les aumôniers sont en charge de “l’assistance spirituelle”, c’est-à-dire qu’ils apportent un soutien spirituel et moral individualisé aux détenus, soutien qui passe par des visites en cellule. Ils peuvent également animer des groupes de réflexion, de prière ou d’étude, et bien sûr célébrer le culte.

L’aumônerie musulmane est de création récente. C’est en 2005 qu’a été nommé un aumônier national auquel revient le droit de proposer des candidats à l’administration pénitentiaire. Cette nomination marque une phase d’institutionnalisation “par le haut” qui a succédé à une institutionnalisation “par le bas” qui s’est traduite par la nomination dans les années 1980 dans une poignée d’établissements d’aumôniers musulmans. C’est tardif car la présence de l’islam dans les prisons françaises est un phénomène ancien, si l’on pense à la période coloniale, ou encore à l’incarcération massive de détenus “musulmans” en métropole au moment de la guerre d’Algérie.Les demandes d’islam qui s’expriment et s’intensifient du fait non seulement de l’accroissement d’une population carcérale de confession musulmane mais encore de la transformation de l’islam en religion de Français se sont faites de plus en plus pressantes à partir des années 1980. Certains chefs d’établissement laissent se développer un culte musulman en autogestion. D’autres se montrent favorables à l’intervention de ministres du culte musulmans, souvent moins d’ailleurs pour honorer le principe de libre exercice du culte que pour éviter des tensions inutiles au sein des détentions.

L’ouverture à l’islam reste timide. Les aumôniers ne sont qu’une quarantaine au début des années 2000, ce qui est très peu rapporté aux quelques 185 établissements que compte le parc pénitentiaire français et aux 50000 personnes qui y sont alors incarcérées.

Cette faible présence d’aumôniers musulmans est imputable d’abord au peu d’intérêt porté par l’administration pénitentiaire à l’aumônerie, institution alors perçue comme condamnée à tomber en désuétude. Elle tient aussi aux craintes des chefs d’établissement à l’idée que les aumôniers puissent devenir des vecteurs d’intégrisme. Mais elle s’explique également par la faible institutionnalisation de l’islam en France et l’absence d’instances représentatives ce qui complique évidemment la nomination d’aumôniers.

Les directions interrégionales se heurtent dans bien des cas à l’absence de réactivité des organisations musulmanes qui souffrent bien souvent d’une pénurie d’imams et considèrent les musulmans incarcérés comme non prioritaires.

Depuis le milieu des années 2000, l’aumônerie musulmane s’est pourtant considérablement développée. Elle compte aujourd’hui plus de 250 aumôniers dont 10% de femmes. On observe ainsi une certaine banalisation de la figure de l’aumônier musulman aussi bien au sein des établissements, qu’au sein des communautés musulmanes qui ne rechignent plus à lui apporter leur soutien. Mais les ressorts du soutien des pouvoirs publics au développement de l’aumônerie musulmane demeurent très ambivalents.

La question de l’égalité et des droits, portée notamment par les prises de paroles du Contrôleur général des lieux de privation de liberté, a certes compté dans cet engagement en faveur du culte musulman. Mais c’est bien davantage au regard de questions sécuritaires – la peur que suscite un islam laissé en déshérence alors que les prisons semblent des lieux privilégiés de diffusion d’un islam radical-, qu’est justifié le changement de cap qui s’amorce dans les années 2000.

Celui-ci s’est trouvé confirmé lors des différentes vagues d’attentats qui ont frappé la France dans les années 2010. Ainsi, c’est le plan antiterrorisme du 21 janvier 2015 qui permet le recrutement de 60 équivalents temps-plein et conduit aussi à une revalorisation des indemnités reçues. Le culte musulman devient alors le premier culte financé en prison, devant les catholiques.

Laetitia L-H : Quels sont les principaux résultats de votre recherche ?

Céline Béraud : Quatre principaux résultats ressortent de nos enquêtes. Tout d’abord, nous le disions précédemment, on a pu observer un processus de d’institutionnalisation de l’aumônerie musulmane et de banalisation de ses membres. On ne s’étonne plus de leur présence. Si encore au début des années 2000 certains essuyaient des brimades racistes ou se voyaient suspectés par les personnels pénitentiaires de ne pas être suffisamment laïques. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Il en est de même au sein des communautés musulmanes.

L’aumônier est une figure étrangère à la tradition islamique. Il n’en existait pas dans les institutions publiques des pays musulmans et, si des aumôniers interviennent aujourd’hui dans les prisons marocaines, c’est le résultat d’un transfert du nord au sud de la Méditerranée. Autrement dit, il y a eu une forme d’acculturation de l’islam à cette figure au départ créée par et pour les chrétiens.

Les aumôniers musulmans semblent parfaitement à l’aise dans l’accomplissement de leur mission : ils pratiquent les visites en cellule, organisent des activités cultuelles (prières du vendredi et cours de religion), accompagnent les détenus pendant le ramadan et célèbrent les grandes fêtes musulmanes. Les détenus sont aussi désormais familiers de ces nouveaux agents cultuels qu’ils identifient assez fréquemment à des imams. Une des dimensions inédites de cette banalisation consiste très certainement dans la féminisation de l’aumônerie musulmane. Tout porte à croire que l’aumônerie offre un espace favorisant la conquête, discrète et vécu modestement par ces femmes, d’un leadership religieux.

En même temps, et c’est le deuxième résultat de notre enquête, on a pu constater un certain nombre de freins au développement de l’aumônerie. Tout d’abord, son organisation interne laisse à désirer si bien que les aumôniers souvent isolés ne peuvent compter sur une équipe pour les accompagner. Ce déficit d’animation collective accroît la faible attractivité d’une fonction à laquelle l’effort financier consenti par les pouvoirs publics n’a pas remédié. La hausse de la dotation publique a indéniablement soutenu le développement des effectifs. Mais une certaine déception s’est fait jour. De nombreux aumôniers, sinon la plupart, escomptaient un salaire (et non une indemnité qui n’ouvre pas de droits sociaux) et espéraient obtenir ainsi un véritable statut professionnel, comme en bénéficient leurs homologues des armées souvent cités en exemple. Or l’effort financier s’est limité à la revalorisation des indemnités et à l’élévation du plafond des vacations. Parallèlement, le contrôle et l’exigence de formations se sont accrus. Le passage du paiement au service fait a suscité une certaine incompréhension, d’autant qu’une incertitude perdure sur la raison d’être des indemnités dont bénéficient les aumôniers : s’agit-il de financer les heures de présence en établissement ? l’achat de matériel cultuel ? les frais occasionnés par les déplacements ? En matière de formation, la grande nouveauté a consisté dans le décret du 5 mai 2017 qui rend obligatoire pour tout aumônier rémunéré de valider dans les deux ans suivant sa nomination une “formation civile et civique”. Dispensée par plus d’une vingtaine d’universités, cette formation est destinée à familiariser celles et ceux qui les suivent avec le droit des cultes, les institutions françaises, les principes républicains et la laïcité française tout en leur donnant quelques bases en sociologie et histoire des religions. Coûteuse en temps (entre 250 et 300 heures de cours) et occasionnant des frais (d’inscription et de déplacement) cette formation peut apparaître comme une contrainte supplémentaire préjudiciable à la venue de nouvelles recrues.

De fait, l’aumônerie musulmane semble être aujourd’hui marquée par une forme d’essoufflement. Les candidatures se font plus rares. Le bassin de recrutement demeure étroit. Il y a en outre un important phénomène de turnover. Dans certains établissements, on observe des phénomènes d’absentéisme.

Au final, l’offre de culte musulman reste encore à ce jour sous-dimensionnée par rapport à la demande. Certains établissements sont rarement visités par des aumôniers musulmans. Quand à la prière du vendredi, qui a rang d’obligation rituelle, au vu de notre enquête qui a porté sur six établissements, elle est loin de s’être généralisée…

Le troisième constat que nous avons pu faire est que l’aumônerie musulmane n’échappe pas à des formes d’instrumentalisation. Celles-ci n’ont rien de propres à l’aumônerie musulmane : les aumôneries sont dans la pratique, volontiers envisagées comme des instruments de gouvernementalité et font régulièrement l’objet de tentatives d’enrôlement par la pénitentiaire au bénéfice de la paix carcérale. Mais cette tendance prend une dimension spécifique concernant l’islam.

Dans bien des établissements, l’aumônerie musulmane est considérée comme une ressource pour lutter contre la radicalisation. On compte sur elle pour garantir une offre monopolistique du culte et assurer un minimum de régulation d’un islam que l’on souhaite conforme aux principes et valeurs républicaines. Mais les aumôniers peuvent aussi être mobilisés par les personnels pénitentiaires comme un informateur sur le positionnement religieux des détenus.

Dans certains établissements, son action est subordonnée à la lutte contre la radicalisation, soit que les chefs d’établissements indiquent les détenus à voir, soit qu’il soit exclusivement dédié aux détenus considérés comme “terroristes” ou “radicalisés”. Une attente forte s’adresse ainsi à ces agents cultuels afin qu’ils se forment à la lutte contre la radicalisation.

Au-delà de ces différents résultats se dessine une redynamisation générale de l’aumônerie qui a bénéficié à tous les cultes, les “historiques” et les nouveaux entrants qui ne se limitent pas à l’islam (les cultes bouddhiste, orthodoxe et témoins de Jéhovah). Cette revalorisation est très liée à la manière dont les pouvoirs publics l’ont réinvestie comme un moyen de reprendre la main sur un religieux dérégulé, situation particulièrement préoccupante lorsqu’elle peut conduire au djihadisme et à la violence terroriste. Cette cure de jouvence de l’aumônerie se conjugue cependant avec une forme de réappropriation étatique de l’aumônerie. Les discours publics insistent de plus en plus sur la mission de service public de cette dernière, comme si la fonction d’assistance spirituelle devait entièrement se fondre dans cette mission.

Les réflexions montantes sur “la doctrine d’emploi de l’aumônier”, présentes aussi bien en monde pénitentiaire qu’en monde hospitalier ou militaire sont évocatrices d’une tendance des pouvoirs publics à vouloir déterminer ce que doit être et faire un aumônier. Il y a là une réactivation d’une matrice gallicane qui vient bousculer l’économie des rapports entre l’Etat et les religions et mettre en cause le principe de séparation.

Laetitia L-H : Quelle est l’influence de la politique pénitentiaire de lutte contre la radicalisation sur le développement de l’aumônerie musulmane ?

Claire de Galembert : Comme dit précédemment, la politique de lutte contre la radicalisation produit des effets contradictoires. Elle a stimulé le développement de l’aumônerie musulmane. Une forme de doctrine d’action publique transnationale s’est fait jour depuis 2015 sur l’importance de tels acteurs pour lutter contre le fléau de l’extrémisme. La France ne fait pas exception dans sa tentative de mobiliser les agents du culte en ce sens.

Dans le même temps, l’accent mis sur la place des aumôniers musulmans dans la lutte contre la radicalisation a des effets contre-productifs. L’enrôlement difficilement résistible des aumôniers dans cette politique suscite la méfiance des détenus. Les aumôniers savent d’ailleurs bien l’a priori négatif dont ils font l’objet. Et plusieurs nous ont dit qu’ils étaient volontiers vus comme des “collabos”, des “balances”, des “indics” ou des “vendus”.

Cette défiance, favorisée par un contexte terroriste qui exacerbe la paranoïa collective, s’exprime diversement. Certains détenus expriment un rejet de principe par rapport à cet islam officiel qu’ils jugent collaborationiste. Le culte est parfois un lieu de mise à l’épreuve théologique pour l’aumônier, si bien que certains d’entre eux préfèrent y renoncer de peur de voir leurs propos et même leurs pratiques publiquement contestées. Dans des établissements franciliens notamment où des militants de la cause djihadiste étaient, lors de l’enquête, plus nombreux qu’en province, des logiques de boycott du culte se produisent parfois. Mais la réaction la plus commune, semble-t-il, est la logique d’évitement ou d’exit. Les détenus préfèrent se passer des services de l’aumônerie ou en fréquenter une autre, l’aumônerie bouddhiste par exemple comme nous avons pu le constater dans un établissement. Soit qu’ils craignent d’avoir à se justifier auprès de leurs coreligionnaires soit qu’ils redoutent de participer au culte musulman de peur d’être fiché par l’administration comme radical parce qu’observant. Un rapport de la Contrôleure des lieux de privations de liberté a, en janvier dernier, souligné les effets délétères produits par l’opacité des critères d’identification des personnes radicalisées et une inclination à assimiler la pratique religieuse à un indice de radicalité. Il ne faut cependant pas généraliser. La défiance n’empêche pas que se tissent des rapports débouchant sur des liens de confiance, y compris avec des personnes incarcérées pour fait de terrorisme, ceux que l’on désignent sous l’acronyme “TIS” (pour “terroristes islamistes”).

Pour ces jeunes gens, parfois ostracisés par leur famille, voire leurs co-détenus, privés de leurs enfants, subissant un isolement souvent drastique, l’aumônier ou l’aumônière représente parfois une ressource non négligeable, y compris pour accéder à de la littérature pieuse aujourd’hui très contrôlée dans les établissements.

Dans les établissements comptant peu de détenus incarcérés pour fait de terrorisme ou identifiés comme “radicalisé”, dès lors que les visites de l’aumônier sont régulières et s’inscrivent dans la durée, les rapports peuvent être plus confiants et coopératifs. Mais il est clair que cette assimilation des aumôniers à des agents de l’administration élève le coût de l’établissement de la confiance, jamais parfaitement acquise dans le monde pénitentiaire.

La professionnalisation de la politique pénitentiaire de lutte contre la radicalisation et les nouvelles formes de division du travail qui en ont résulté ont en partie allégé le poids qui pèse sur les aumôniers musulmans. Celui-ci s’est vu en partie reporté sur d’autres intervenants : des médiateurs du fait religieux relevant de l’AP et explicitement dédiés au suivi des personnes dites radicalisées. Cette évolution, pourrait conduire à repositionner les aumôniers plus centralement sur leur mission d’assistance spirituelle de tous les détenus. A condition que la distinction entre les missions de l’aumônier et celles du médiateur du fait religieux soit parfaitement claire pour les personnes détenues, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui.