France : Concertina, se rencontrer autour des enfermements

Bernard Bolze. Cette conviction m’anime depuis le début. Les artistes sont capables de rendre compte d’une question complexe de manière sensible. Ils peuvent restituer un propos, sans le jargon des spécialistes, des professionnels ou des militants afin de le rendre accessible à tous. Je pense au mime Marceau parcourant le monde, silencieux et sachant transmettre ses messages dans toutes les cultures. Un poète, un musicien, un comédien, un circassien peuvent faire ça. Évidemment, il est heureux que nous ne réduisions pas nos propos à la seule émotion. Les individus qui produisent des connaissances et se servent de leur réflexion pour énoncer une pensée sans être pénibles ni confisquer la parole sont absolument nécessaires. À vrai dire, depuis le début de mon engagement, j’ai toujours essayé de proposer une démarche hybride : associer un propos qui parle à l’esprit à un autre qui parle au cœur. Nous avons organisé, en 1994, une nuit d’alerte sur les prisons dans le monde au Théâtre antique de Vienne et nous avons entremêlé une performance artistique et un propos social. Près de sept mille personnes sont venues écouter parler de la prison. Le sujet était abordé selon plusieurs angles : la prison bien sûr mais aussi le chômage, le mal logement, le racisme, autant de phénomènes qui peuvent conduire à la prison. Des porte-paroles de ces mouvements intervenaient. Chaque prise de parole était associée à un artiste. Les personnes présentes s’en souviennent encore. La soirée a été magnifique, les gens sont repartis lorsque le jour commençait à se lever. À la création de l’Observatoire international des prisons, nous avons travaillé avec des graphistes du monde entier, avec des musiciens et des chanteurs comme Jacques Higelin, Idir, Jane Birkin, les Têtes Raides, Juliette, Miguel Angel Estrella, Louis Sclavis. Je pense aussi à l’Américain, rocker et blues man, Calvin Russel et ses dix années de prison. Toutes et tous étaient à leur façon des experts pour nous faire partager leur sensibilité au sort de la personne enfermée.

La première édition de Concertina présente un propos artistique encore modeste. Il est amené à se structurer. Nous voulons mêler des artistes qui résident sur le territoire des Rencontres, leur nombre est grand, et ceux qui viendront les rejoindre. Nous envisageons que notre propos artistique s’organise autour de la musique. Une importante école de musique est présente à Dieulefit et l’un des temps forts des Rencontres serait de faire converger chacune et chacun vers un repas partagé, que nous avons nommé “la cantina”. Ce sera le samedi soir, un moment festif avec un bal populaire.

BB. Le nom est un mot joyeux, un mot heureux. Il s’agit à l’origine d’un instrument ancien, assez rustique, un petit accordéon souvent utilisé par les clowns. Il a donné son nom, dès avant la première guerre mondiale, au fil de fer barbelé. Tout simplement parce qu’il se déploie comme l’instrument et que ses concepteurs souhaitaient lui donner un nom moins stigmatisant que le sinistre “barbelé”. Celui-ci est doté de redoutables lames tranchantes. J’ai personnellement découvert ce terme lorsque j’ai travaillé chez le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL). Le concertina est présent dans tous les établissements pénitentiaires et… dans tous les rapports du CGLPL. Le concertina est donc aussi cet instrument barbare, efficace : “C’est la meilleure clôture du monde. Aussi légère que l’air. Plus forte que le whisky. Moins chère que la poussière. Tout en acier et longue de plusieurs kilomètres. Le bestiau n’est pas né qui pourra passer au travers”(John Warne Gates, vendeur de barbelés. Texas, 1870).

Ce nom convient à notre manifestation qui mêlera un temps amical à un propos sérieux.

Une artiste, joueuse de concertina, accompagnera des moments des Rencontres. L’instrument sera aussi présent autour de la conférence du philosophe Olivier Razac, auteur d’une Histoire politique du barbelé, un petit ouvrage très politique rapportant l’histoire du barbelé, “outil agricole ingénieux” inventé lors de la conquête de l’Ouest pour parquer les bisons puis réduire les Indiens. Il deviendra l’emblème des tranchées de la guerre de 1914, puis celui des camps nazis. Son usage contemporain ne connaît plus de limites, notamment pour entraver les parcours migratoires.

BB. Ces Rencontres sont pleinement rattachées aux travaux de Prison Insider. Elles viennent donner un visage humain à des activités qui sont majoritairement impalpables : Prison Insider est bien sûr reliée au monde, tous les jours et à son échelle. Mais ses moyens d’action, plus encore depuis l’irruption du coronavirus, sont la correspondance électronique, le téléphone, les visio-conférences. Chacun fait, de son côté, le constat de la déperdition de la richesse des contacts humains et des plaisirs de travailler ensemble. La question de la prison intéresse plus qu’on ne croit, elle mobilise. Nous voulons permettre les rencontres et l’émulation. La prison occupe le terrain des régimes populistes, voire autoritaires, au Brésil, en Turquie, en Algérie, en Chine, en Russie… Elle occupe aussi celui de démocraties gangrenées par le racisme et les inégalités comme les États Unis…

Aucun pays ne sort indemne de ses pratiques carcérales et nous faisons le rêve d’un territoire pérenne et d’un temps éphémère annuel dédié à celles et ceux que la question majeure de l’enfermement mobilise

Lorsque je débarque dans le monde des prisons à l’orée des années 1970, la prison préoccupe les militants que nous sommes. Pour la bonne raison que nous y séjournons ! Deux grandes “familles” s’intéressent alors à la prison : les chrétiens et les anarchistes. Cette vision est manichéenne mais restitue à sa façon deux manières de voir : accompagner “son” détenu dans une vision apolitique de l’enfermement, avec pour alternative “brûler les prisons”. Les prisonniers sont sur les toits de nombreuses prisons et dans de nombreux pays. Le Groupe d’information sur les prisons (GIP) puis le Comité d’action des prisonniers (CAP) sont à la manœuvre.

Le début des années 90 sera celui de l’Observatoire international des prisons, privé aujourd’hui de la destinée internationale escomptée. L’Œuvre des visiteurs de prison (OVDP), une vieille dame, prend un coup de jeune et devient l’Association nationale des visiteurs de prison. Un mouvement se crée. Il s’accompagne de nouvelles filières dans les universités, de l’apparition d’Instituts des droits de l’homme, de dispositifs sur les droits humains, d’une médecine détachée de l’administration pénitentiaire. Cette culture prospère, l’administration pénitentiaire évolue, le cercle des chercheurs rattachés s’agrandit. En cinquante ans, le paysage a considérablement changé. La question de la prison intéresse les disciplines apparemment les plus éloignées. Avec Concertina, nous faisons le rêve d’un territoire pérenne et d’un temps éphémère pour unir, chaque année, celles et ceux que la question majeure de l’enfermement mobilise. Les personnes présentes ne partageront pas toutes le même point de vue, auront même parfois de francs désaccords. L’équipe organisatrice invite au débat.