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France : emploi prison : à la rencontre des travailleurs de l’ombre

Les voyageurs affairés, regard fixés sur leur smartphone au moment de courir après un train ou un avion, imaginent-ils seulement que leur coûteuse valise roule derrière eux grâce aux détenus de la maison d’arrêt de Besançon ?

Chaque mois, le prestigieux leader mondial du luxe, LVMH, confie à l’établissement pénitentiaire entre 50 000 et 100 000 roues en plastique présentant un défaut esthétique, desquelles il faut extraire un petite pièce de roulement. Ce bout métallique - gros comme un ongle - sera renvoyé à l’expéditeur. La roue défectueuse, elle, partira à la poubelle.

“On est mieux ici qu’enfermé 21 heures sur 24”

Ce jeudi, cette tâche a été confiée à Dominique. Carreleur de profession, ce quadragénaire fait partie de la trentaine de détenus qui, du lundi au vendredi, de 7 h 30 à 13 h 30, travaillent dans l’atelier de la prison. Sûres, rugueuses, ses mains s’agitent efficacement. “J’ai demandé à bosser ici un mois après mon incarcération. Ça occupe”, confie pudiquement Dominique.

Bruno est plus loquace : “On est mieux ici qu’enfermé 21 heures sur 24 dans notre cellule de 9 m². Psychologiquement et même physiquement, ça fait du bien. L’autre motivation, c’est que ça permet de toucher un petit salaire.” Entre “250 et 500 euros” par mois, le concernant.

Objectif qualité

Sa mission du jour ? Assembler et contrôler une machine innovante imaginée par une start-up locale, AMI, permettant de motoriser les fauteuils roulants. “C’est utile pour le handicap. L’entrepreneur nous fait confiance, il faut lui redonner cette confiance en faisant de la qualité”, glisse Bruno, ouvrier depuis l’âge de 14 ans. Incarcéré depuis un an, l’atelier lui permet de respirer, en “gardant un rythme” en vue de sa future sortie de prison, parfois très rude à gérer.

Les tâches confiés à la prison sont aussi variées que les profils des détenus, sélectionnés via une commission spéciale. Les places sont chères, avec 55 candidatures sur l’actuelle liste d’attente, car les bienfaits sont multiples : rompre la solitude du quotidien, faire gonfler ses économies, favoriser d’éventuels aménagements de peine…

Sous l’œil de Gérard, le taulier

Gérard Rapiné, lui, veille au grain. Sous-traitant, l’homme a signé avec l’administration pénitentiaire un contrat de concession, avec un objectif : démarcher les entreprises à l’extérieur, puis planifier l’activité de l’atelier en organisant le boulot des détenus.

Ses ouvriers sont répartis dans un grand local, où s’alignent différents postes de travail. Tous en blouses vertes. Tous concentrés. Comme dans une vraie usine. Seule la présence accrue de grillages, d’armoires à outil verrouillées et d’un portique de sécurité, à l’entrée, ramènent à la réalité carcérale.

Quand la maison d’arrêt devient organisme de formation…

La Région Bourgogne-Franche-Comté investit chaque année 1,2 M€ pour la formation des détenus. La maison d’arrêt de Besançon n’est pas en reste.

“J’adapte chaque jour le nombre de détenus en fonction des commandes, ce qui plaît à nos clients. On a une douzaine d’entreprises qui font très régulièrement appel à nous. Ici, on fait principalement du montage, du tri, du contrôle de malfaçon”, explique Gérard en prenant l’exemple de ces cartons d’aiguilles destinées aux dentistes, qu’il convient de séparer par paquet de 650 unités.

Plus loin, trois gaillards nettoient énergiquement les bâches blanches d’une tente de l’entreprise Vitabri. Le trio transpire en silence. “On avait un détenu qui était arrivé à 160 kilos. Il m’a remercié quand il est parti : il avait perdu 30 kilos”, sourit Gérard.

“Ici, les détenus sont plus apaisés”

Ex-entraîneur de foot, éducateur dans l’âme, le sous-traitant coache l’atelier “au feeling”, dit-il. “Il peut y avoir des tensions, des antécédents, mais on sent les choses avant que ça monte et on essaie de gérer pacifiquement”, assure-t-il, se souvenant d’une seule exception. “J’avais dû m’interposer physiquement”.

Gérard peut s’appuyer sur Éric, surveillant pénitentiaire depuis 30 ans, et détaché depuis 2011 à la sécurité de l’atelier. Le gardien a tout vu, tout connu des vicissitudes de la vie carcérale. “Ici, les détenus sont plus apaisés. On se connaît tous, personne n’est anonyme, ça les aide à se responsabiliser”, résume-t-il. Tout en continuant de papoter, Eric montre vaguement le poste de travail de Bruno, ce détenu missionné pour les moteurs de fauteuils roulants. “il n’y a pas un bruit, ça bosse dur… C’est quand même beau à voir”.

La prison, « partenaire idéal » pour ce patron de start-up

Comme une douzaine d’autres patrons, François Fournier a misé sur l’atelier de la maison d’arrêt de la Butte pour l’accompagner dans le développement de son entreprise. Créée au printemps dernier, AMI Autonomie décolle grâce à un brevet innovant permettant d’installer un châssis motorisé - appelé Sirocco - sur les fauteuils roulants classiques. Une bonne partie des 200 machines déjà commercialisées sont passées entre les mains des détenus, “pour l’assemblage et le contrôle qualité”.

“Sincèrement, les gars sont sérieux, ils travaillent super-bien, dans une ambiance studieuse. Soyons clairs : moi, si ça ne va pas, je ne reste pas là ! Il faut que mes machines fonctionnent. J’ai des clients en Inde, en Australie, je ne veux pas de retours”, tranche François Fournier, séduit par “la souplesse”* offerte.

La faible rémunération de la main-d’œuvre (45 % du Smic maximum, à ajuster en fonction de la cadence de travail) est attractive. Discret sur le sujet, le patron se dit surtout séduit par “la souplesse” offerte : “Si demain, j’ai besoin d’augmenter ma capacité, je sais que Gérard (N.D.L.R : le sous-traitant qui gère l’atelier pénitentiaire) pourra suivre. **Je n’ai pas de contrainte liée à l’embauche ou le recrutement, ça m’enlève un souci. Pour une start-up comme la nôtre, c’est le partenaire idéal. Et puis, il y a une belle idée derrière. Avec nos Siroccos, on redonne de l’autonomie à des gens, grâce à d’autres qui en sont temporairement privés. C’est un cercle vertueux”**.

David, ce détenu qui en coiffe d’autres

En prison, l’employeur principal n’est autre que la prison elle-même… À Besançon, 40 détenus sont (faiblement) rémunérés pour assumer les tâches du quotidien : entretien des locaux, nettoyage, buanderie, service des repas, etc. C’est ce qu’on appelle “le service général”.

Le cas de David est particulier. “J’ai appris que la prison cherchait un coiffeur depuis août 2018. Il se trouve que par le passé, j’avais fait cinq ans de coiffure à domicile”, confie-t-il. Clic, clac, à l’initiative de la maison d’arrêt, un étroit salon est aménagé en mars dernier. “Depuis, j’ai coupé 700 têtes”, sourit David en présentant ses outils, “du matériel correct acquis pour 500 euros”. Les cases de son planning sont noircies. Pour les détenus, tout est gratuit : “C’est nouveau. Avant, c’était une coiffeuse qui venait de l’extérieur et qui demandait 5 € par coupe. Mais ce n’était pas facile pour elle, avec les détenus : elle a préféré arrêter”.

Lui travaille de 8 h 30 à 16 h 30 tous les jours de la semaine.

“On me donne 30 minutes par détenu. Pour eux, c’est un moment de détente, d’image de soi. Ça leur rend une dignité que certains ont perdu en arrivant en détention.” Pour les indécis, six photos de modèles sont placardées sur la vitre. “Ils aiment venir ici avant un jugement, une “visio” ou un parloir, pour montrer à leurs proches qu’ils n’ont pas sombré”, explique David, lui-même ravi de s’occuper les mains et l’esprit. “C’est un travail qui me plaît”, conclut-il. “Et ça passe le temps.”

Quel intérêt pour les détenus ?

Pour un détenu, travailler durant son incarcération présente de nombreux avantages, listés par le directeur de la maison d’arrêt de Besançon, Jean-Michel Laurent.

Le premier est évident : la rémunération, certes modeste, permet aux prisonniers de faire gonfler leur « cantine ». Cette cagnotte personnelle, autorisée par l’administration, permet à chacun d’acheter des produits de la vie courante (nourriture supplémentaire, cigarettes, produits d’hygiène, journaux, etc.).

Bosser, c’est également rompre la routine de l’isolement. La législation a évolué, et il n’est plus autorisé aujourd’hui de travailler à l’intérieur de sa cellule.

Autre atout : le crédit gagné aux yeux de la justice.

“L’atelier est très demandé car mieux rémunéré, mais le service général est aussi très recherché car il témoigne de la confiance de l’administration, ce qui favorise l’obtention d’aménagement de peine”, indique le directeur. Même si le juge reste libre de ses choix.

Dernier point : une partie du salaire peut être retenue pour indemniser les victimes, ce qui, là encore, permet au détenu d’être mieux considéré par les autorités.

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