France : vieillir en prison

Caroline Touraut. Ce sont deux questions importantes que vous soulevez là. J’ai réalisé des entretiens dans quatre prisons en France, avec des professionnels et des personnes incarcérées âgées de plus de 50 ans. Leur expérience carcérale est d’abord dominée par leur volonté de se démarquer des autres détenus par rapport auxquels ils se sentent en décalage. Ils sont souvent très critiques vis-à-vis des “jeunes” qui ne partageraient pas le même langage ni les mêmes codes, qui seraient violents et bruyants. Leur expérience est aussi marquée par leur forte vulnérabilité - ressentie ou réelle. Ils ont été nombreux à exprimer la peur qu’ils ressentent en raison de leur faiblesse physique mais aussi parce qu’une partie importante d’entre eux sont incarcérés pour des crimes à caractère sexuel particulièrement mal vus en prison. Enfin, l’expérience de la prison est une épreuve physique. Ils sont nombreux à me faire part des douleurs dont ils souffrent. Si elles sont liées au vieillissement de leur corps, elles sont souvent accentuées par le manque d’adaptation du mobilier et de l’architecture des établissements pénitentiaires. Les services médicaux pointent aussi les conséquences néfastes de la forte sédentarité en détention et des régimes alimentaires qui ne permettent pas de répondre aux besoins spécifiques des corps âgés.

Leur volonté de ne pas fréquenter des autres détenus, leur difficulté à se déplacer, le manque d’activités susceptibles de les intéresser participent au fait que les détenus âgés sont très isolés en détention.

Beaucoup d’entre eux sortent rarement de leur cellule et éprouvent ainsi une situation que l’on pourrait qualifier de “sur-incarcération”. J’aimerais néanmoins souligner que tous ne vivent pas la prison de la même manière. Leur rapport à l’enfermement dépend aussi de la façon dont la prison s’inscrit dans leur parcours de vie. Les personnes détenues ayant connu de très longues années de détention n’ont pas la même expérience que celles qui sont incarcérées pour la première fois à un âge avancé.

Alors en quoi la présence croissante de détenus âgés est-elle un problème en prison ? Les prisons ont jusque là été essentiellement pensées pour accueillir des personnes plus jeunes. La confrontation entre ces deux populations rend les plus âgés vulnérables.

L’administration doit les protéger des risques qu’ils encourent, comme le racket. Bien entendu, le vieillissement des corps soulève de nombreux enjeux pour l’institution. Les personnels ne sont pas à-même de prendre en charge la dépendance. Face à ces difficultés, les professionnels ont le sentiment de ne plus être en capacité d’assurer leurs missions principales, à savoir la sécurité pour les surveillants, les soins pour les personnels médicaux, la lutte contre la récidive pour les conseillers pénitentiaire d’insertion et de probation. Enfin, la préparation à la sortie se pose en des termes spécifiques pour les plus âgés : comment construire un projet qui ne repose pas sur une activité professionnelle ? Comment trouver un logement quand les liens familiaux ont été rompus, que la personne est trop âgée pour des structures de réinsertion, trop jeune pour intégrer un EHPAD et en trop mauvaise santé pour être dans un logement privé ?

CT. Les professionnels sont confrontés à des problèmes pratiques et à des dilemmes moraux tout à fait singuliers face aux détenus âgés. Ceux-ci sont associés à des représentations sociales très différentes, pour ne pas dire contradictoires. Les images sociales de la vieillesse, associées à une forte vulnérabilité et celles des détenus, perçus sous le spectre de la dangerosité, peinent à s’articuler. Les personnes détenues âgées suscitent alors autant la méfiance que la compassion.

J’ai pu observer que leur volonté de veiller sur les plus anciens se voit limitée par les contraintes de gestion de la détention. Ils reconnaissent que la surpopulation carcérale en maison d’arrêt et le manque d’effectifs les empêchent de prendre le temps de s’intéresser aux plus anciens. Les nombreux questionnements des professionnels témoignent ainsi de la complexité à articuler des logiques de punition et d’humanisation.
Cette même tension se retrouve dans les riches discussions que j’ai pu avoir concernant la légitimité ou non à développer des mesures d’aménagements de peine pour les plus âgés : y a-t-il des situations où la poursuite de la peine de prison ne fait plus sens ? Un âge limite à l’incarcération devrait-il être instauré en France, à l’instar d’autres pays ? L’aménagement de la peine s’impose-t-il au regard de la dégradation de l’état de santé de certains détenus ?

En France, seul un dispositif d’aménagement de peine fait référence à l’âge, le code de procédure pénale prévoyant que les personnes détenues de 70 ans et plus puissent bénéficier d’une libération conditionnelle suivant des conditions moins restrictives.

Ils peuvent autrement solliciter une demande de suspension de peine pour raison médicale s’il est établi que leur pronostic vital est engagé à court terme ou que leur état est incompatible avec la détention. À l’exception des situations où il est avéré que les détenus sont en fin de vie, ces dispositifs sont peu utilisés. Les professionnels tiennent des discours ambivalents : ils estiment que les détenus âgés n’ont pas nécessairement leur place en prison, mais dans le même temps, ils affirment que l’âge ne justifie pas, à lui seul, des différences de traitement entre les justiciables. L’acte commis impose une punition, la prison restant la peine de référence, ils ne conçoivent pas toujours d’autres réponses judiciaires à l’encontre des détenus âgées. La poursuite de la détention se justifierait aussi au nom des victimes et de leur travail de reconstruction. La considération de la dignité des personnes âgées dans le processus d’exécution des peines est ainsi limitée par la fonction punitive de la prison.

CT. Les termes de “bouleversements majeurs” me paraissent excessifs. Ce qui est certain, c’est que la population âgée ne va pas diminuer dans les prisons en France dans les années à venir en raison des évolutions démographiques. Le durcissement des politiques pénales résulte également en un allongement des peines. L’institution doit dès lors développer des dispositifs de prise en charge afin de ne pas faire perdurer les difficultés actuelles.
L’administration pénitentiaire a engagé une vraie réflexion dont témoigne ce travail de recherche - qu’elle a soutenu - et certaines actions. Le cahier des charges du bâti intègre désormais la question des détenus à mobilité réduite. L’accessibilité aux droits sociaux, notamment en ce qui concerne la perte d’autonomie, devrait être facilitée par la rédaction d’un guide méthodologique à l’intention des professionnels. Par ailleurs, la “feuille de route santé PPSMJ 2019-2022” établie par les ministères de la Santé et de la Justice, en juillet dernier, affiche comme objectif de mieux repérer et prendre en charge la dépendance en milieu carcéral. Elle invite aussi à travailler sur le développement des structures d’aval afin de faciliter la préparation de la sortie des détenus âgés.

Les défis sont nombreux pour l’administration pénitentiaire et des questions restent en suspens : faut-il ou non séparer les plus âgés du reste de la détention ? Faut-il créer des ailes spécifiques ou des structures ad hoc entre la prison et la maison de retraite ?

L’administration pénitentiaire ne peut répondre seule à ces défis. Il est nécessaire que les organismes de droit commun se mobilisent et s’engagent activement auprès du public écroué et des sortants de prison. Mon travail montre encore leurs fortes réticences à considérer les détenus comme relevant de leur champ de compétence. Par exemple, outre la lourdeur des processus administratifs, les structures et personnels d’aide à la personne sont souvent très réfractaires à intervenir en détention. De même, les médecins devant se charger de l’évaluation de la dépendance s’y déplacent très rarement.

Ces dispositifs présentent un intérêt, mais ils risquent d’éloigner les détenus de leur famille. Leur déploiement supposerait une redéfinition de l’intervention des services de santé en milieu pénitentiaire qui ne devrait plus se limiter à des soins ambulatoires.

Il faut aussi se demander jusqu’où il convient d’adapter la prison. Le développement de modalités de prise en charge de la vieillesse pourrait limiter le recours à des suspensions de peine, qui peuvent parfois apparaître plus respectueuses de la dignité des personnes.

La perte d’autonomie réactive des débats relatifs aux capacités d’évolution des institutions carcérales et aux revers potentiels de ses réformes. On peut se demander si les bouleversements devraient intervenir au niveau des conditions de détention ou s’il serait plutôt attendu qu’ils se produisent au niveau des politiques pénales. Ces dernières pourraient encourager des mesures alternatives à l’incarcération et/ou des aménagements de peine au regard de l’âge et/ou de l’état de santé des personnes. Ces problématiques relèvent de choix de société et il conviendrait d’engager une réflexion collective sur la question fondamentale de la place de ces personnes en prison et des frontières morales que nous souhaitons définir en matière de droit de punir.