TOUT observateur éclairé sait que face à des infractions considérées comme sérieuses, la société peine à se détacher de la conception selon laquelle l’enfermement est de rigueur. Ce constat peut être posé, notamment, en matière de détention préventive : en dépit de la lettre protectrice du droit international des droits de l’homme (DIDH) sur le sujet, face à une criminalité grave, l’opinion publique et, à sa suite, l’autorité judiciaire étatique, semblent souvent éprouver certaines difficultés à admettre l’éventualité d’une mise en liberté en attente du possible verdict de condamnation.
Mais qu’en est-il alors d’une autorité judiciaire, non plus étatique, mais bien internationale? La Cour pénale internationale de la Haye (CPI) – juridiction créée par plusieurs dizaines d’États à travers l’adoption du Traité de Rome de 1998 – échappe-t-elle à cette tendance?
La Cour parvient-elle à s’ériger en modèle de respect des droits humains?
Ou, à l’inverse, la gravité des crimes relevant de sa compétence (crimes de guerre, crimes contre l’humanité, génocide et crime d’agression) pousse-t-elle celle-ci, plus encore que les juges domestiques, à contrarier les droits des personnes privées de liberté, au profit d’une intransigeante répression?
À bien y regarder, ces questions méritent d’être posées en lien avec une palette de droits humains bien distincts. C’est qu’en réalité, le phénomène privatif de liberté intéresse une importante série de garanties fondamentales internationalement reconnues. Outre l’ensemble des droits liés au régime carcéral, que nous n’évoquons pas ici, nous en identifions sept en particulier au sein des différents systèmes de protection régionaux et internationaux (le Conseil de l’Europe et sa Convention européenne des droits de l’homme sont, parmi ces systèmes, un exemple bien connu):
- (1) le droit d’être informé des raisons de sa privation de liberté
- (2) le droit d’être présenté rapidement à un juge suite à une arrestation
- (3) le droit d’accès à un mécanisme de contrôle du bien-fondé de la détention
- (4) le droit de ne pas être privé de sa liberté sauf dans certains cas précis (ceci correspond évidemment au cœur de la thématique)
- (5) le droit d’être libéré dans certains contextes dits ‘humanitaires’
- (6) le droit d’être libéré en attente du verdict faute pour celui-ci d’être intervenu dans un délai raisonnable
- (7) le droit d’être indemnisé pour avoir subi une privation de liberté irrégulière ou injustifiée.
Tous ces principes fondamentaux issus du DIDH doivent être scrupuleusement respectés, pas uniquement par les États, mais également par les organisations internationales telles que la CPI. Il s’impose donc d’évaluer l’activité de la Cour à l’aune de chacun d’eux. La CPI, figure de proue contemporaine de la justice pénale internationale, parvient-elle à poursuivre les crimes internationaux les plus graves tout en ménageant les (sept) droits essentiels des suspects et des accusés privés de liberté ?
Face à cette question, l’analyse du droit et de la pratique quotidienne de la Cour laisse apparaître une réponse en demi-teinte. De façon très schématique, l’on peut en effet poser que le bilan de la CPI est, en la matière, tantôt encourageant, tantôt critiquable.
Le niveau de respect du DIDH pertinent par le champ pénal international est, d’abord, parfois heureux. Divers traits de la pratique émergente de la CPI semblent en effet être conformes au DIDH applicable. C’est ainsi, par exemple, qu’aucune difficulté – ou en tout cas aucune difficulté majeure – ne peut être constatée en matière de droit d’être informé des raisons de sa privation de liberté. Une conclusion identique peut être posée en ce qui concerne le droit d’être mis en liberté pour raisons humanitaires.
À l’autre bout du spectre, une série de difficultés bien réelles peut toutefois être regrettée.
L’une d’elles concerne le droit d’être présenté à un juge sans délai suite à la mise en œuvre d’une mesure privative de liberté. Certaines affaires donnent lieu à une première audience de comparution devant la CPI cinq jours seulement après l’arrivée des intéressés à La Haye. Le DIDH réclame pourtant, de façon très générale, un délai plus mesuré : 48 heures à 4 jours selon les ordres de protection concernés (européen, onusien, interaméricain, etc).
Mais, des insuffisances sérieuses doivent surtout être notées en lien avec la thématique – qui, nous le suggérions, bien souvent, se révèle aussi problématique dans l’ordre étatique – de la détention avant jugement, ou détention préventive. Évoquons simplement trois points d’importance.
LE PREMIER concerne l’essence même de la matière : toute personne a le droit, en principe, d’être libre – sauf dans certaines circonstances bien particulières. L’une de ces circonstances concerne la détention préventive : un suspect peut être privé de sa liberté (alors même qu’aucun verdict n’a encore été prononcé à son égard) si on considère qu’il risque de prendre la fuite, de compromettre la procédure (par exemple en détruisant des preuves), ou encore de commettre des infractions. Mais l’enseignement du DIDH est en tout cas clair : ces circonstances particulières constituent l’exception, le principe étant bel et bien d’être libre d’aller et de venir tant que l’on n’est pas condamné.
Pourtant, à ce jour, force est de constater que la CPI peine à hisser son action à la hauteur de ces exigences. L’on perçoit bien que, comme de nombreux États, et comme les tribunaux pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda avant elle, la Cour peine véritablement à se départir de l’idée que la ‘case prison’ est la norme.
Au-delà du fait (potentiellement circonstanciel) qu’aucun suspect soumis à un mandat d’arrêt pour crimes internationaux n’a encore pu bénéficier d’une mesure de libération avant jugement, plusieurs difficultés structurelles doivent être déplorées. La principale d’entre elles tient à la pratique de certaines chambres, qui se contentent de justifier le bien-fondé de la détention préventive en référence au contenu du mandat d’arrêt, et, ce faisant, transfèrent de facto au suspect la charge de prouver que sa détention ne se justifie pas ou plus – la liberté est ainsi élevée au rang d’exception ; tout l’inverse de ce que réclame le droit à la liberté individuelle.
DEUXIÈME POINT : dans la sphère de la CPI, en pratique, aucune mesure de libération ne peut être effectivement exécutée sans le soutien – souvent difficile à obtenir – d’un État. Autrement dit, la CPI ne bénéficie pas aujourd’hui du pouvoir réel d’accorder, de façon autonome, une mesure de mise en liberté en attente du verdict. Une fois encore, cette réalité est problématique, en particulier à la lumière du droit d’accès à un recours judiciaire (on parle traditionnellement de recours en ‘habeas corpus’) qui permette véritablement d’aboutir à une libération lorsque la détention n’apparaît pas ou plus nécessaire (pas ou plus nécessaire dès lors que, nous l’expliquions, le suspect ne semble pas vouloir fuir, nuire au processus judiciaire ou récidiver).
TROISIÈME ET DERNIER POINT : les procédures pénales internationales sont anormalement longues. Mathieu Ngudjolo, par exemple, a dû patienter plus de 4 années en prison à La Haye avant d’être finalement acquitté par la CPI ; Jean-Pierre Bemba fut détenu près de 8 ans à titre préventif avant d’être finalement condamné le 21 mars 2016.
En dépit de toutes les spécificités et particularismes que l’on voudrait reconnaître au bénéfice de la justice pénale internationale, ces longueurs semblent particulièrement difficiles à réconcilier avec le droit d’être remis en liberté faute de jugement dans un délai raisonnable.
En synthèse, lorsque l’on met la justice pénale internationale à l’épreuve des droits fondamentaux des personnes privées de liberté, le résultat obtenu peut être qualifié de mitigé. Certes, pour l’essentiel, les droits humains subsistent face au juge pénal international – face à la CPI. Ils subsistent car, dans l’ensemble – et nous n’avons, bien sûr, pas pu relayer ici toutes les conclusions qui mériteraient de l’être – le droit et la pratique de la Cour paraissent réserver un accueil plutôt favorable aux droits des suspects et des accusés privés de liberté. La nuance exprimée par l’expression “dans l’ensemble” a néanmoins toute son importance !
Comme nous l’avons relevé, il subsiste certains points d’achoppement bien réels. Ceux-là ne peuvent demeurer.
Après tout, il serait paradoxal qu’en réprimant la négation de droits individuels essentiels (le droit à la vie, le droit de ne faire l’objet d’aucun mauvais traitement, etc.), la CPI contrarie, à son tour, certains piliers normatifs essentiels de nos sociétés. Il est donc impératif de veiller à ce que la Cour se rapproche encore un peu plus, à l’avenir, du respect plein et entier des normes qu’elle entend défendre.