Jeudi 9 avril 2020. Anton Oblenichev, détenu à IK-15, fait état de mauvais traitements. Il rapporte, dans une vidéo, avoir été passé à tabac par des membres du personnel. Oblenichev y apparaît torse nu. Il détaille les marques laissées par les coups sur son corps. Un pansement de fortune couvre une blessure sur son avant-bras : il s’est lui-même mutilé en signe de protestation contre les mauvais traitements récurrents. Dix-sept codétenus le suivent et se mutilent également. La publication de la vidéo aurait valu à Oblenichev une autre correction musclée. L’affaire se tasse pour la soirée.

Vendredi 10 avril 2020. Le lendemain, un certain nombre de détenus refuseraient de participer aux activités physiques. Les nouvelles de la veille se sont répandues, les personnes détenues demandent des explications. Leonid Sagalakov, directeur régional de l’administration pénitentiaire, accompagné de la police anti-émeute, fait réunir les détenus dans la cour principale de la colonie. La situation dégénère, les versions divergent. Des sources rapportent que Sagalakov aurait appuyé sur une blessure qu’un détenu lui aurait présenté en guise de mépris. D’autres font état de menaces, les contrevenants seraient “déshonorés” : ils subiraient des traitements dégradants, des menaces de viol, et leur place au sein de la hiérarchie informelle des prisons serait remise en cause. (voir encadré plus bas). Le directeur est blessé par un jet de pierre.

Une émeute éclate. La colonie est investie par les forces spéciales. Un incendie se déclare, réduisant en cendres trois bâtiments de la colonie. Les personnels et les détenus s’accusent mutuellement de la responsabilité du départ du feu. Des images mettent en lumière une répression brutale. Une fois rattrapés, les détenus sont passés à tabac, insultés et humiliés. Des grenades sont lancées dans la foule et des chiens auraient été lâchés. L’administration pénitentiaire aurait aussi fait usage de canon à eau pour maîtriser les mutins. Certains témoignages font état d’usage de fusils à pompe. Plus de 200 détenus s’automutilent durant ce mouvement pour dénoncer la violence de la répression. “Ils nous battent et n’épargnent personne !” , déclare un groupe de détenus dans une vidéo, tandis que l’incendie fait rage en arrière-plan. Certains détenus parviennent à se retrancher dans la zone de travail et à contacter leur famille ou des médias. Ils appellent à l’aide, disent vouloir se rendre : “Ils nous tuent !”

L’administration confirme l’hospitalisation de neuf détenus qui sont transférés dans un quartier médical d’une prison voisine. Des sources font état de 300 blessés. Un décès est officiellement recensé : Maxim Dautov est retrouvé sous les décombres d’un des bâtiments. Son épouse, Valeria Goleva, n’apprend sa mort que le lendemain, le 11 avril, par des proches. Elle tente de contacter l’administration sans succès jusqu’au 13 avril, date à laquelle les autorités lui confirment le décès. Elle accède, le 17 avril, à la dépouille de son mari. Un rapport d’autopsie l’accompagne : Dautov se serait suicidé, pendu. Goleva ne croit pas en cette version. Elle dit avoir reçu un appel de son époux le matin de l’émeute, dans lequel il faisait état des tensions au sein de la colonie. Elle rapporte que le corps de Dautov est couvert de mutilations et d’ecchymoses. “Cela témoigne d’une mort violente […]. Dans le rapport officiel, il n’y a pas une seule mention sur les coups et les bras lacérés. Comme si cela n’existait pas.”, rapporte-t-elle lors d’un entretien accordé à France 24. Goleva accuse l’administration de maquiller le décès de son mari.

Des sources font état d’un autre décès. Un détenu aurait été blessé à la colonne vertébrale durant les affrontements. Il aurait été libéré peu de temps après l’émeute et aurait succombé à ses blessures dans les jours suivant. L’administration dément formellement cette information. Le comité d’enquête de la Fédération de Russie ouvre une enquête pour obstruction au fonctionnement normal de l’administration pénitentiaire et organisation d’émeute. Plus de 300 détenus suspectés d’avoir participé ou organisé la mutinerie auraient alors fait l’objet de transfert dans des établissements pénitentiaires de la région, principalement vers les centres de détention provisoire n°1 (SIZO-1), la colonie pénitentiaire n°6 (IK-6) d’Irkoutsk et au centre de détention provisoire n°6 (SIZO-6) d’Angarsk. Par ailleurs, des avocats rapportent n’être plus autorisés à pénétrer au sein de IK-15 dès le 13 avril, en raison de la crise sanitaire.

De nombreuses familles n’obtiennent pas de nouvelles de leur proche incarcéré pendant plusieurs jours, voire plusieurs semaines. L’administration pénitentiaire affirme pour sa part avoir été transparente. Elle affirme que tous les détenus sont dans un “état de santé satisfaisant” et que leurs conditions de détention sont conformes à la loi. Elle annonce la mise en place d’une hotline. Celle-ci s’avèrerait inopérante. Les proches rapportent ne recevoir de l’administration que des informations lacunaires, parfois contradictoires. Natalya G. apprend trois semaines après la mutinerie que son fils est gravement blessé. Lyudmila Z. dit avoir reçu deux lettres de l’administration, un mois après les faits, rapportant des informations contradictoires. Les familles comptent alors beaucoup sur les informations officieuses. Svetlana P. obtient des nouvelles sur l’état de santé de son époux grâce à ses codétenus. Elle apprend qu’il a subi une opération. Des associations locales de défense des droits recensent 54 familles qui ne disposent, un mois après les mouvements de protestation, d’aucune information quant à la localisation de leur proche.

L’avocat du détenu Anton Oblenichev ne peut rencontrer son client dans les jours qui suivent l’émeute. L’administration lui aurait répondu que son client ne souhaitait pas le rencontrer. Un reportage, diffusé par l’une des principales chaines russes, montre Anton Oblenichev qui revient sur ses déclarations. Il dit n’avoir jamais été battu et avoir tout inventé. Son codétenu apparait, des marques sur le visage. Il dit avoir été manipulé par des “personnes extérieures” afin de participer à la mutinerie. Il confirme les déclarations du ministre de la Justice, selon lequel l’émeute est le fait de “défenseurs des droits humains” souhaitant troubler l’exercice régulier de l’administration pénitentiaire. D’autres chaines demandent une accréditation afin d’interroger les personnes détenues. Cette demande est refusée, en raison de la crise sanitaire. Personne ne veut parler de la mutinerie. Des familles reçoivent des appels de leurs proches incarcérés et ceux-ci les intiment d’arrêter de chercher des informations. Le responsable de l’ONG Sibérie sans torture estime que les détenus sont dans l’incapacité de demander de l’aide du fait des dangers qu’ils encourent au sein des établissements. Ils se censureraient face aux intimidations qu’ils subissent quotidiennement.

Khumaid Khaidayev (Хумайд Хайдаев) compte parmi les détenus transférés après l’émeute. Il est suspecté d’avoir joué un rôle actif dans son organisation ainsi qu’avoir agressé un membre du personnel pénitentiaire. Il est transféré, le lendemain de l’émeute, au sein de l’établissement de détention provisoire n°1 (SIZO-1) d’Irkoutsk. Son avocat tente à de nombreuses reprises de le contacter. Le lundi 13 avril, ce dernier apprend, par une annonce sur le fronton de l’établissement, que les détenus ne peuvent avoir accès à leur avocat qu’en présence d’un membre de l’enquête. Il ne parvient à rencontrer son client que le 16 avril. L’avocat alerte, le lendemain de cette rencontre : son client aurait été torturé.

Khaidayev est dans l’impossibilité de témoigner : il aurait été maintenu menotté pendant quatre jours durant lesquels il aurait été battu. Certains doigts et orteils auraient été brisés.

Son avocat le dit défiguré : il rapporte que son client aurait été forcé à porter de manière continue un masque sur le visage, lequel aurait été retiré au bout de quatre jours emportant la peau du visage avec lui. “Il est dans un état terrible, il ne pouvait même pas parler. Il est couvert d’ecchymoses, il ne ressemble même pas à une personne”. Un nouvel interrogatoire est organisé le 1er mai, mais l’état du détenu ne lui permet toujours pas de produire un témoignage. L’avocat estime que son client a subi ces sévices au sein de ”Press Khata”[^khata], pour le faire avouer sa participation à l’émeute. [^khata] : les “Press Khata“ seraient des cellules informelles dans lesquelles les détenus seraient interrogés et torturés.

En décembre 2020, l’ONG Pour les droits humains (За права человека), récolte le témoignage de Yevgeni Yourchenko. Il est présent le jour de l’émeute. Il revient sur le traitement qu’il subit lorsque la mutinerie a été matée. Immédiatement après le soulèvement, lui et ses codétenus font acte de reddition. Tous sont déshabillés de force, ligotés et trainés nus à l’extérieur des bâtiments. “Nous avons tous été déshabillés, ils nous ont attaché les mains dans le dos et allongé sur le bitume mouillé.” La police anti-émeute l’aurait alors frappé.

Lorsqu’il s’évanouit, les agents l’auraient aspergé afin de lui faire reprendre connaissance… avant que les coups ne reprennent.

Il aurait ensuite été transféré tel quel au SIZO-6 avec 30 codétenus. Il fait part de violences incessantes au sein de l’établissement. Elles proviennent de codétenus collaborant avec l’administration ou des surveillants eux-mêmes. Passages à tabac, coups de bâtons, d’outils divers, électrocutions des parties génitales… Le procédé serait identique à celui infligé à Khaidayev : le but serait d’extorquer les aveux de son implication dans le mouvement de protestation. Yourchenko raconte avoir été témoin de plusieurs scènes de tortures sexuelles. Elles auraient entrainé des lésions importantes. Aucun détenu n’aurait dénoncé ces pratiques de peur des représailles.

Yourchenko est transféré à nouveau à IK-15, en isolement. Après un dernier passage à tabac, il est laissé tranquille. Le temps que les dernières ecchymoses disparaissent. “Ce sont probablement les moments les plus heureux que l’on puisse avoir en détention.” Les sévices se terminent une semaine avant sa libération. Yourchenko dépose plainte, en janvier 2021, pour les traitements qu’il dit avoir subi. Sa plainte aurait été rétrogradée au rang “d’appel citoyen” : elle n’implique pas automatiquement l’ouverture d’une enquête pénale. Yourchenko s’est également entretenu avec la Commissaire pour les droits humains qui a exprimé son intention de contribuer à l’ouverture d’une enquête et de lui obtenir une protection. Yourchenko, fait encore l’objet d’un contrôle judiciaire. Il craint des représailles.

Kehzik Ondar est transféré à la suite de l’émeute. Il se retrouve à la colonie pénitentiaire n°6 d’Angarsk (IK-6). Sa sœur et l’ONG Gulagu.net dénoncent, fin décembre 2020, les tortures qu’il a subies. Il est alors incarcéré au pavillon médical.

Ondar serait soumis des interrogatoires. Il aurait été placé en “Press Khata”. On lui aurait alors demandé de signer un document relatant son implication dans l’incendie qui a ravagé la prison, ainsi que le meurtre d’une personne lors de l’émeute. Il aurait refusé et aurait alors été torturé à plusieurs reprises au cours du mois de novembre. Le personnel pénitentiaire l’aurait placé la tête en bas après l’avoir dénudé. Ondar aurait été frappé et violé à l’aide de matraques. Il aurait eu la jambe cassée et aurait enduré des électrocutions ainsi que des mutilations génitales. Les traitements qu’il subit se déroulent sous le regard de ses codétenus, dans l’objectif de leur soutirer des informations. Les sévices auraient alors atteint leur paroxysme lorsque ses intestins sont gravement brûlés à la suite de l’explosion d’un thermoplongeur introduit dans son rectum. Il aurait été ensuite transféré au pavillon médical d’IK-6. Il aurait subi par la suite deux interventions chirurgicales lourdes. Il est aujourd’hui invalide.

Sa sœur apprend par le biais d’un codétenu, début décembre 2020, qu’Ondar aurait été transféré temporairement durant l’automne au sein de l’établissement de détention n°1 (SIZO-1) d’Irkouskt dans le cadre de l’enquête relative aux événements d’avril. Elle parvient à le contacter à la fin du mois. Durant le mois de décembre, aucun avocat ni membre de sa famille n’est été autorisé à lui rendre visite. Son avocat déclare qu’en raison de la pandémie, les visites ne sont autorisées qu’à travers hygiaphone. Cependant, au regard de son état, Ondar n’est pas en mesure de se déplacer : toute visite est donc impossible. La “Commission de Surveillance”, organisme public régional de protection des droits humains disposant d’un mandat lui permettant d’accéder aux lieux de privation de liberté, aurait exigé une rencontre. Elle essuie un refus, en raison de la pandémie. La médiatrice régionale pour les droits humains (l’Ombudsman local) rencontre Ondar, le 9 décembre, lors d’une visite programmée. Elle déclare ne pas avoir le droit de communiquer sur son état de santé, mais annonce s’être tournée vers la direction de l’administration pénitentiaire ainsi que le Comité d’enquête pour faire la lumière sur cette affaire. Ondar aurait fait une demande de protection le 21 décembre.

Fin décembre, le service presse de l’administration pénitentiaire confirme les actes de torture commis au sein de SIZO-1. Ces derniers ne seraient pas, selon ce service, imputés aux membres de l’administration pénitentiaire et résulteraient de conflits entre codétenus.

Ondar, dans une déclaration par l’intermédiaire de son avocat qu’il rencontre le 14 janvier, contredit cette version et désigne ses tortionnaires. Cette liste comprend des codétenus, mais aussi des membres de l’administration pénitentiaire. Il assure que le personnel de l’établissement était tout à fait au courant des sévices qu’il subissait.

L’affaire Ondar ne serait pas, selon l’ONG Gulagu.net, un cas isolé. L’ONG estime qu’au moins une centaine de personnes pourrait avoir subi un traitement similaire dans l’établissement de SIZO-1. Les menaces de représailles les empêcheraient de dénoncer ces actes. Gulagu.net rapporte d’ailleurs que les appels et les révélations relatives à cette affaire auraient déclenché une nouvelle vague de représailles. Les révélations successives sur les tortures subies par Ondar suscitent l’émoi. Elles aboutissent au déclenchement de plusieurs procédures. Le Comité d’enquête régional ouvre, le 11 décembre, une première enquête préliminaire à la suite de l’appel de l’Ombudsman régional. Le 29 décembre 2020, une procédure pour négligence est ouverte. Le 15 janvier 2021, c’est une procédure pour violences sexuelles qui est lancée. Une commission fédérale des services pénitentiaires est envoyée dans la région afin de rencontrer les personnes concernées. Selon la sœur de la victime, Ondar aurait par ailleurs reçu des menaces de la part de la direction de IK-6 afin qu’il refuse de témoigner devant les enquêteurs. Ondar bénéficierait aujourd’hui d’une protection spécifique. Le 21 janvier 2021, les premiers éléments de l’enquête révèlent qu’au moins deux personnes détenues auraient subi des sévices sexuels. Les chefs d’établissement de SIZO-1 et de IK-6 sont suspendus. Le 27 janvier, un officier du SIZO-1 est arrêté en raison “d’actions illégales desquelles ont découlé des lésions corporelles graves”.

• Sur Le Monde : En Russie, un lanceur d’alerte dénonce un système de viols organisés en prison, le 6 octobre 2021.
• Sur Le Monde : Alexeï Navalny écrit de sa prison, l’une des plus dures du système carcéral russe, le 16 mars 2021.
• The russian prison Caste system (en anglais)
• La sous-culture carcérale (post)soviétique face à l’utilisation par l’administration pénitentiaire des doctrines d’autogestion
• Russia behind bars: the peculiarities of the Russian prison system (en anglais)