Dans cette recherche, ce moment de la sortie est appréhendé comme un événement de rupture du point de vue de l’institution, qui s’inscrit plutôt en continuité avec les contraintes structurelles qui produisent les expériences individuelles. C’est pourquoi les parcours de santé sont l’objet central de ce travail : leur analyse permet de mettre en lumière l’articulation des temporalités et des rapports sociaux de domination dans les expériences des malades, avant, pendant et après l’incarcération, pour mieux montrer la continuité des processus sociaux qui les structurent.
Si la santé des détenus est problématique, elle reste un problème confiné aux arènes les plus directement concernées par sa prise en charge. C’est plutôt par le biais des dispositifs au sens large de la lutte contre le VIH et les hépatites, que les acteurs institutionnels, associatifs et les professionnels de terrain se mobilisent. Autrement dit, si la santé en prison ne fait pas problème, le VIH et le VHC constituent des crises sanitaires reconnues, la seconde s’inscrivant dans le sillage de la première.
Les interventions pour la santé carcérale et postcarcérale s’inscrivent dans un contexte de santé globale, où les hépatites virales ont fait l’objet d’un intérêt croissant, dans le prolongement de la lutte contre le VIH. L’un des effets remarquables de cette mobilisation est la formulation par des acteurs de terrain, associatifs, professionnels et scientifiques, d’une demande de production de connaissances sur les interruptions de suivi des sortants de prison infectés par le VIH ou le VHC. Si cette recherche a bénéficié du soutien de ces acteurs, elle s’attache à reposer la question de départ, pour s’éloigner de son cadre de référence et de définition biomédical. L’interruption de la prise en charge carcérale est un objet de santé publique qui induit une réponse inscrite dans les principes de responsabilisation et d’autonomie du patient, qui ne sont pas suffisants pour comprendre les expériences et les comportements des patients sortants de prison.
L’enquête de terrain a été construite pour saisir les parcours de santé des détenus et des sortants, dans la complexité des situations sociales qu’ils rassemblent et des formes de prises en charge institutionnelles qui les façonnent. Elle se saisit de l’objet des parcours de santé en construisant un ensemble de cas. L’objectif de la recherche est donc de décrire ces parcours et d’identifier les conditions sociales d’existence de ces parcours. C’est pourquoi les parcours de santé sont étudiés à partir de plusieurs matériaux : des données issues de recherches documentaires, de séries d’entretiens biographiques, d’observations ethnographiques et d’un questionnaire fermé. L’expérience d’enquête est elle aussi et en soi éclairante: les procédures d’autorisation de recherche et les rapports avec les professionnels et les sortants de prison sont riches d’enseignements sur le fonctionnement de l’institution carcérale.
Après des procédures longues, l’entrée sur le terrain s’est déroulée sans obstacle majeur et avec l’adhésion des professionnels et des détenus. Les rapports d’enquête en entretiens sont décrits dans une approche intersectionnelle, mettant en exergue la complexité des interactions au regard des rapports sociaux d’âge, de classe sociale, de racialisation et de genre.
Les interactions avec les professionnels de santé permettent d’éclairer l’importance de la catégorie de population vulnérable pour traiter les patients détenus, ainsi que les formes de résistance à cette assignation de la part des détenus, mais aussi des professionnels. Le cas du secret médical en détention permet d’éclairer les rapports d’enquête avec les professionnels, mais surtout les rapports entre professionnels de santé, de probation, de maintien de l’ordre en détention et avec les détenus.
Quels sont les parcours de santé des personnes rencontrées lors de cette enquête ? Les données recueillies en entretiens et par questionnaires permettent de dresser le tableau des situations sociales, des contextes et des parcours de vie et de santé des personnes rencontrées en détention. L’analyse des correspondances multiples et la classification des réponses des hommes détenus permettent de produire des classes selon les caractéristiques sociodémographiques et pénales puis selon les ressources et le soutien. L’analyse fait dialoguer ces classes avec la description des parcours des hommes reçus en entretiens biographiques répétés.
Selon les effets de l’incarcération sur les différentes sphères biographiques, ces parcours sont de trois formes.
- (1) **Dans de rares cas, l’incarcération est l’événement le plus saillant et peut être vécue comme une bifurcation biographique qui perturbe les schèmes d’intelligibilité et la capacité à se projeter dans l’avenir pendant un temps court. **
- (2) **Le parcours peut être marqué par un premier tournant, qui entraîne une période longue de délinquance dans laquelle l’incarcération est conçue comme un risque prévisible. **
- (3) Enfin, une grande partie des parcours sont caractérisés par une dépendance à des produits psychoactifs et par ses multiples effets sociaux ; dans ces parcours, les incarcérations et la précarité sont récurrentes.
Les parcours de santé sont ponctués de plusieurs événements marquants, des événements de santé, décrits du point de vue du patient (la découverte, la contamination et le recours au traitement) et du point de vue des professionnels de santé (l’annonce, la contamination et la mise sous traitement). Les parcours des hommes vivant avec une hépatite C ou le VIH diffèrent sensiblement, notamment du fait de l’histoire politique et des avancées thérapeutiques pour chaque virus.
L’hépatite C est vécue et traitée comme étant moins grave par rapport au VIH et les attentes en termes de recours aux soins diffèrent en fonction. L’annonce du VIH est un événement bien plus marquant que l’annonce du VHC. L’annonce du VIH entraîne un engagement et une certaine adhésion aux soins, une bifurcation du parcours de santé bien moins visible et systématique dans le cas du VHC. Cette différence explique en partie le décalage entre les attentes de recours et d’observance des soignants et le report de soins des patients.
Le moment de l’incarcération est particulier dans le parcours de soins et, souvent, il se répète plus d’une fois. Traiter l’effet de l’incarcération sur les pratiques et les parcours de soins permet d’éclairer les enjeux du soin en prison.
La santé des personnes ayant répondu au questionnaire est décrite à partir de l’analyse des correspondances des items relatifs à la santé et aux prises en charge perçues. Leur santé est mauvaise, mais elles restent en lien avec le système de soins, même si ce lien peut parfois être distendu. Cette description de l’état de santé est complétée par la restitution des pratiques de soins dans le contexte carcéral, pour montrer les manières dont la prise en charge des détenus oscille entre traitements et contraintes, pour tous les acteurs concernés. Le problème du secret médical permet en cela d’illustrer les tensions interprofessionnelles et leurs effets sur le soin des personnes détenues.
L’analyse des correspondances multiples des items concernant la santé et la prise en charge, en relation aux classes d’items concernant les caractéristiques sociodémographiques et pénales, permet de mettre en relation tous ces éléments de manière systématique. L’analyse éclaire les enjeux du soin et des parcours de santé observés en détention et en milieu ouvert et met en exergue la diversité des situations sanitaires des détenus. Enfin, pour faire sens des arguments et des logiques invoquées dans le débat plus large de la santé carcérale, l’espace de ce débat et les positions qui le composent sont représentés dans un schéma. Cet espace est construit autour de deux pôles, deux positionnements limites dans ce débat : celui de la prison soignante et celui de la prison pathogène.
Ce travail vise à rendre compte de la complexité des parcours de santé et des situations sociales des personnes vivant avec une hépatite ou le VIH en prison. Il s’agit plus précisément de rendre compte de cette complexité en contexte, pour éclairer les conditions de possibilité de leur existence à travers la description des contraintes structurelles qui leurs donnent forme. Il ne s’agit pas de recenser cette complexité, pour établir une sorte de collection de récits de vie, mais plutôt de montrer que cet ensemble de cas est particulier au regard des normes et contraintes institutionnelles et professionnelles qui les déterminent. En cela, l’analyse insiste sur les pratiques, les logiques et les discours des détenus, mais aussi des professionnels, pour les penser dans leur globalité et leurs interactions.
Enfin, élément central de cette recherche, l’expérience de la sortie de prison est décrite comme une épreuve qui se distingue dans les parcours de vie et de santé. Cette épreuve fragilise des hommes plus exposés et moins protégés face aux risques sanitaires et sociaux qui s’accumulent à la sortie. L’incertitude est devenue structurelle, mais, toujours située, elle se décline et se ressent différemment selon les parcours individuels.
La particularité de l’expérience de la sortie est le sentiment que cette incertitude est sans fin, tant les supports sociaux semblent flottants et la situation, liminaire.
Dans cette perspective, la complexité de la progression de la vulnérabilité est centrale, décrite comme un travail d’ajustements pluriels qu’accomplissent les sortants de prison.
- (1) La première dimension de cette expérience est inscrite dans les corps et les esprits des sortants. L’anxiété, mais aussi les surdosages de produits psychoactifs, dont l’alcool, sont les manifestations incorporées de la séparation du monde carcéral.
- (2) Deuxième dimension, la phase administrative de la sortie de prison comprend toutes les démarches de recours aux droits et aux services et se caractérise par une forte présence de la logique de projet. Ces démarches sont prises dans des rapports entre individus et institutions qui s’entendent dans la continuité des situations pré-carcérales. Ces rapports de pouvoir relèvent d’expériences de la domination par l’assujettissement et la responsabilisation, qui s’imbriquent dans les relations des sortants et des professionnels de la justice et de l’aide sociale.
- (3)Les deuxième et troisième dimensions de la sortie mettent en lumière la particularité de l’expérience pour des hommes séropositifs au VIH et au VHC. Identifiés comme une population fragile et à risque, certains de ces hommes peuvent accéder à des ressources et des services ciblés. Élément central de la troisième dimension de la sortie, le report de soin est court et concerne l’ensemble des sortants interviewés. Cependant, les besoins de santé exacerbent la vulnérabilité des sortants et ne les protègent pas des inégalités d’accès et de qualités des soins, hospitaliers notamment.
- (4) La quatrième dimension concerne l’insertion relationnelle, ou les rapports avec les proches et les professionnels de santé et de l’aide sociale présents lors de la sortie. Seule une minorité de sortants bénéficie d’une insertion relationnelle capable de les soutenir matériellement, affectivement et socialement. Les autres vivent une expérience solitaire et entretiennent des relations avec des professionnels, qui suivent, construisent et enjoignent au projet.
- (5) La cinquième dimension est liée et concerne le travail, un pilier des attentes des proches et des professionnels. La protection sociale par l’affiliation au travail ne concerne qu’une minorité de sortants, par ailleurs entourés, et reste plutôt précaire. Les autres vivent le travail comme un élément du projet d’insertion à construire ou comme une injonction hors sol, tant les parcours ont éloigné du marché du travail.
- (6) Enfin, la sixième dimension de la sortie est temporelle. Elle concerne la tendance à reconsidérer son parcours et à envisager de changer de vie pour éviter l’incarcération ou en finir avec la toxicodépendance. Les désirs et les attentes d’inflexion biographiques sont plus ou moins convergents selon les sortants, mais tous s’interrogent et vivent la sortie comme une opportunité. La liminalité de l’expérience participe à faire de la sortie de prison, un processus tourné vers l’avant.
Le passage de la prison à la ville, de l’enfermement au retour au milieu social, n’est pas circonscrit dans le temps chronologique ni structuré par des étapes standardisées. Il se décrit mieux comme un moment d’entre-deux, à la marge entre deux mondes, en référence à l’anthropologie d’A. Van Gennep. Il pose la question de la permanence de l’entre-deux, pris dans le temps des activités de débrouille, qui peuvent paraître sans fin.