Aimée, ma petite chérie,
Je t’écris, malgré tes trois ans, tant est grand le besoin de m’adresser à toi pour te raconter comment le silence a su me garder. Ces mots te parviendront plus tard. Aujourd’hui, où tu t’extasies dès lors que tu aperçois un toboggan, tu ne te soucies que de jouer. Le matin tu me reconduis à la porte me disant: “Papa au théyatavec Antigogne Éclèt et Dézanil”.
T’écrire, c’est conjurer la peur que j’ai de mourir avant d’avoir eu avec toi quelques conversations. La vie est faite pour parler infiniment avec ses amis et quelques fois avec ses parents. Une seule conversation avec son père peut agir comme pont et comme ravin. Traverser pour se libérer. C’est peut-être cela un père: pont et ravin. N’être qu’un pont, c’est empêcher le ravin, garant de liberté; n’être qu’un ravin c’est empêcher sa traversée et retenir l’enfant sur sa propre rive. Considère alors cette lettre comme l’ombre de la conversation que nous aurions eue si ma mort devait nous séparer, une façon d’avoir en ta possession mes mots. Je ne voudrais pas que ma fille ait un jour à se dire: “Mon père a écrit sa vie durant sans me donner de mots qui soient des mots de lui à moi”. Cela si je devais mourir avant le temps.
Mais si l’impensable devait survenir, si tu devais mourir avant moi et que je sois précipité dans l’inimaginable douleur de vivre sans te voir grandir, alors tous ces mots seront vains.
Aujourd’hui pourtant je me tiens aux côtés de celui qui ôta la vie à la femme qu’il aimait. Cette mort, bien qu’il n’ait pas eu l’intention de la donner, il la donna violemment en se servant de ses mains. Cette femme qu’il aimait était la fille d’un père. Par conséquent, tu aurais pu être elle comme elle fut à cet instant toutes les femmes. Je t’aime plus que tout ; pourtant, je me tiens aux côtés de cet homme.Pour ma part, après la mort et l’amour, je tiens la justice comme l’espace pacificateur auquel je me dois de me rallier coûte que coûte, si je veux faire barrage à la barbarie de la vengeance que j’exècre plus que tout tant elle a déchiré le pays qui m’a vu naître ; et dès l’instant où cet homme a comparu devant la justice, qu’il a reconnu son crime, que sa sentence fut donnée puis purgée, je l’ai considéré comme mon égal. En tout point.
Il aurait pu être mon frère. J’aurais pu être lui. Et si c’est mon frère qui te tue, malgré la chute et le désastre, je me refuse, pour ma part, le droit de prononcer les mots de Caïn; et si je suis moi-même ton propre assassin, je ne voudrais pas être jeté aux orties des humains.
Mon fardeau serait infini, mais si je décide de vivre et de faire face à ma propre horreur alors la vie, toute la vie devrait m’être accordée. Malgré tout, malgré tout. C’est ce malgré tout qui, à mes yeux, rend l’humanité sublime.
Cet homme, dans l’aujourd’hui dont je te parle, est libre pour avoir purgé sa peine tel que les institutions judiciaires l’ont décidé. Il demeure à jamais celui qui tua, mais il est devenu aussi celui qui fit face à la justice. Il est donc multiple. Dans sa multiplicité, il est mon ami, il est aussi un artiste et parce que son art correspondait le mieux à l’aventure artistique dans laquelle je suis plongé, j’ai choisi de l’inviter à prendre la part la plus humble du spectacle, non pas celle du héros mais celle du chœur, et de faire face à sa vie tant ces trois pièces, si tu les lis, racontent son désastre. L’art est miroir des souffrances et des douleurs.
Ai-je bien fait ?
Il n’existe pas de réponse universelle à cette question. Il n’existe que des jugements moraux. L’un dira oui, l’autre dira non. Il ne s’agit pas d’avoir raison, mais de choisir. Soit tu choisis le symbole de l’homme qui tua une femme et tu lui interdis la scène, mais alors tu dois savoir que tu le soumets à une seconde peine. Tu sacrifies la justice au profit du symbole. Est-ce juste? Est-ce juste de condamner deux fois un homme pour un seul crime ?
Si, par contre, tu choisis de défendre la justice, défendre l’idée qu’un homme ne peut pas être puni deux fois pour le même crime, alors tu mets en souffrance ceux et celles qui ne pourront pas accepter le symbole affiché. Est-ce juste? Est-ce juste de sacrifier le symbole au profit de la justice? Voilà devant quelle question, pendant que tu glissais sur ton toboggan, une partie du monde de ton père s’est retrouvée.
Je te laisserai le plaisir de lire tout ce qui aura été dit, sache seulement que devant la déferlante d’opinions, aussi respectables les unes que les autres, ton père a choisi le silence comme seule élégance possible. Ton père s’est tu; non pas parce qu’il n’avait rien à dire, mais parce que dans cet espace en équilibre entre justice et morale, où il n’y avait pas de réponse mais des choix, rien ne pouvait être plus audible sinon le silence qui garde et sauvegarde les vérités et évite de rajouter la violence à la violence que ton père engendra lui-même sans le vouloir.
Ton père
Wajdi Mouawad, dramaturge et metteur en scène
— Publié ici le 4 septembre 2017.¶