SF. Il y a certaines “démocraties” qui reposent sur des régimes dictatoriaux. Mais dans le cas de l’Argentine au moment de la dictature, le fait essentiel du poids qui pesait sur les prisonniers passait par deux niveaux. En premier lieu, le régime quotidien de détention : plus il est rigide, plus il expose la personne à sa propre fragilité personnelle et psychologique. Ensuite, les droits qui accompagnent les prisonniers politiques. Lors de la dictature, 80 % des prisonniers politiques étaient détenus sans procès. Nous étions emprisonnés en fonction de notre degré de militantisme ou de notre investissement associatif. Cela crée une situation horrible. À partir du moment où le procès ne s’est pas tenu, où il n’y a pas eu de jugement, il n’y pas de droit à la défense ni de condamnation claire. Nous étions à la disposition du pouvoir exécutif national. Nous ne savions pas si l’emprisonnement allait durer un mois, six mois, une année ou vingt-cinq. Notre incarcération est arrivée à un moment où la fin de la dictature n’était pas acquise. Toute cette situation était confuse, la situation politique était instable. Nous n’avions pas d’horizon clair.
Un lecteur peut se demander : comment dans ces conditions-là, peut-on supporter une, deux, trois, quatre années ? C’est un point-clé, car c’est celui qui nous unit dans ce projet de livre.
Dans ces conditions-là, mes camarades et moi avons pu développer, avec beaucoup de créativité, une résistance collective à ce régime. Cette résistance quotidienne nous a permis de contrebalancer son impact. Face à notre isolement total, nous construisions de manière illégale un petit appareil que nous appelions “le périscope”. C’était une petite vitre collée avec de la mie de pain brulée et assemblée à une paille de balai : une sorte de petit miroir. Nous le glissions sous la porte pour contrôler les allées et venues des gardiens. En leur absence, nous commencions à libérer notre résistance : nous parlions par la fenêtre, nous vidions les toilettes pour communiquer à travers la tuyauterie… Nous commencions notre propre vie. Nous nous donnions des cours d’histoire, nous nous racontions des films, nous partagions toutes sortes de choses… C’est la partie extraordinaire de cette expérience. Nous étions des jeunes âgés de 20 à 25 ans avec beaucoup de générosité. Notre vision politique nous a rassemblés et nous a permis de résister. C’était la base de notre survie.