Belgique : "un interlocuteur indispensable"

Marc Nève. Tout d’abord, il faut savoir que nous avons dû mettre en place toute l’institution. Aujourd’hui, l’équipe compte plus de 30 permanents et 450 bénévoles, ou plutôt des citoyens qui s’engagent au sein des commissions de surveillance. Lorsque nous avons démarré, au printemps 2019, un certain nombre de commissions effectuaient déjà des contrôles sur les établissements pénitentiaires. Cependant, elles relevaient de la responsabilité du ministre de la Justice. Celui-ci avait ainsi le dernier mot sur le contrôle de ses propres institutions, ce qui constituait un système assez singulier. Ces commissions ont finalement été transférées sous l’autorité du Parlement, qui finance désormais notre travail.

L’une de nos tâches prioritaires était de mettre en place le droit de plainte qui avait été voté par le Parlement en 2005 mais qui n’avait pas encore été mis en œuvre. Nous avons hérité, en raison de l’histoire de notre pays, de certaines initiatives néerlandaises en matière pénitentiaire. Le droit de plainte et la possibilité de créer des commissions externes composées de citoyens qui contrôlent le fonctionnement de la prison font partie de cet héritage. Ainsi, chaque commission de surveillance compte trois membres qui constituent une commission des plaintes. Toute décision ou omission d’un directeur qui porte préjudice aux personnes détenues peut être portée devant ces commissions. Elles peuvent éventuellement annuler la décision prise par le directeur et accorder une compensation non financière à la personne détenue. La commission a également le pouvoir d’adoucir la décision prise par le directeur si elle est disproportionnée ou paraît inéquitable. Il s’agit donc d’un pouvoir non négligeable qui contribue à faire rentrer le droit en prison et à contrôler la part d’arbitraire qui accompagne la privation de liberté.

MN. Le premier enjeu pour les commissions de surveillance, composées de bénévoles, est de trouver des membres. Nous sommes à la recherche de bénévoles en permanence car il y a une rotation importante. Environ 20 % des personnes quittent leurs fonctions au bout d’un certain temps, soit parce qu’elles cherchent autre chose, soit parce qu’elles déménagent, soit parce qu’elles n’ont plus la disponibilité nécessaire. C’est un mouvement considérable mais qui est, à mon avis, tout à fait utile et pertinent. Le monde carcéral souffre du désintérêt du grand public. Or, le renouvellement régulier des commissions signifie aussi que d’autant plus de gens se sentent concernés par le monde carcéral et se rendent attentifs au sort du détenu.

Nous essayons, à travers le travail des commissions de surveillance et de rapports plus circonstanciés, de capitaliser les observations faites et d’intervenir auprès du Parlement ou du ministre pour obtenir des changements. Notre travail alimente régulièrement les débats parlementaires et nos recommandations sont prises en compte par le gouvernement, même si ce n’est pas toujours évident.

La Belgique a un système majoritaire avec une coalition au pouvoir qui est composée de sept partis différents. La marge de manœuvre de chaque parti est donc relativement faible. Ils ne peuvent pas trop pousser le ministre de la Justice vers tel ou tel projet.

Concernant le droit de plainte, l’opposition rencontrée auprès d’un certain nombre de directions montre clairement que sa mise en place a permis de faire reculer l’arbitraire et de faire bouger certaines lignes. Le nombre de plaintes concernant certaines problématiques sensibles et attentatoires à la dignité, par exemple les fouilles à corps, est relativement élevé par rapport à d’autres incidents. C’est parmi ce type de plaintes qu’on trouve la plus grande proportion de celles considérées comme fondées.

Pour les cas relevant des conditions générales de détention, par exemple lorsque la soupe arrive trop froide en cellule ou lorsque les locaux sont insalubres, les plaintes sont jugées irrecevables car les commissions des plaintes n’ont aucune prise sur ce genre d’événements. C’est-à-dire qu’une personne détenue peut porter plainte pour des décisions prises à son encontre, par exemple sur le plan disciplinaire ou par rapport à son traitement quotidien, mais pas en ce qui concerne les conditions de détention. Le pays ne dispose pas d’un système judiciaire adéquat pour le rétablissement de bonnes conditions de détention. Comme la situation juridique en Belgique n’est pas satisfaisante, les personnes détenues ont la possibilité de saisir directement la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), ce qui reste assez exceptionnel. Cependant, trop peu de personnes détenues en ont connaissance. Sur ce plan, les choses doivent encore considérablement évoluer.

MN. Précédemment, la plupart des peines de moins de trois ans étaient exécutées sous bracelet électronique. Aujourd’hui, le gouvernement revendique que toutes les peines doivent être exécutées sous la forme d’un emprisonnement ferme. Cela équivaut bien entendu à accroître encore la surpopulation carcérale, tout en affirmant : “Ne vous tracassez pas, il va y avoir plus de monde en prison dans l’immédiat mais pour qu’à terme il y en ait moins”. C’est une régression sensible par rapport à ce que nous avons connu précédemment, lorsque nous considérions qu’il fallait des alternatives à la prison. Au début de la pandémie, nous avions baissé le taux d’incarcération et la capacité était plus ou moins égale au taux d’occupation. Aujourd’hui, nous sommes remontés bien au-delà.

Pour que toutes les peines de moins de trois ans puissent être exécutées, il faudrait donc créer des nouvelles places rapidement. Or, la construction d’une nouvelle prison peut prendre cinq ans ou plus.

Cela fait plus de dix ans que le projet de la méga-prison de Haren a été lancé. C’est un monstre qui coûte plus de 140 millions d’euros par an. Des budgets ont été débloqués pour des petites structures, quelques millions d’euros par maison de détention, ce qui coûte beaucoup moins cher qu’Haren. Le pays ne compte qu’une seule maison de détention pour le moment. L’espoir du ministre de la Justice, tel qu’il l’exprimait encore il n’y a pas longtemps, était d’en avoir une dans chacune des dix provinces d’ici la fin de la législature, en 2024. La Régie des bâtiments publics est propriétaire d’un certain nombre de constructions actuellement inoccupées. Elles pourraient éventuellement être transformées en maison de détention et accueillir entre 50 et 60 personnes. Il est également possible d’en créer de plus petites. Le projet des petites maisons de détention est une excellente initiative, à condition que soient abandonnées les vieilles infrastructures qui sont totalement inadaptées. Pour l’instant, il s’agit hélas plutôt de créer de nouveaux établissements en plus des vieilles structures.

MN. Les prisons belges sont avant tout caractérisées par une surpopulation qui impacte la vie quotidienne. Comme d’autres pays, nous souffrons d’un taux croissant de personnes en détention préventive. Il est actuellement de 38 %, ce qui nous amène dans le peloton de tête des pays membres du Conseil de l’Europe. Le nombre de personnes en attente de jugement s’explique par le fait que les enquêtes sont de plus en plus longues. L’allongement des peines est un autre facteur de la surpopulation. Dans ce contexte, le nombre de personnel disponible est insuffisant et l’infrastructure des prisons se dégrade rapidement.

Le mélange total entre prévenus et condamnés est un autre sérieux problème dans la plupart des établissements. Le principe de séparation existe dans la loi mais est quasiment ignoré en réalité. Cette situation a de lourdes conséquences sur le régime applicable à l’ensemble de la population carcérale.

Un autre maux dont souffrent les prisons belges est la difficulté à recruter du personnel pénitentiaire. Le prestige de l’uniforme a disparu. Les nouveaux établissements sont particulièrement touchés par ce phénomène. C’est le cas, par exemple, à Haren et Termonde. En conséquence, les conditions d’accès aux postes de surveillance ont été réduites et les gens sont formés sur le tas. Les personnes embauchées sont ainsi souvent sans aucune formation et répondent à un niveau minimal d’exigence.

En attendant, la Belgique n’a toujours pas ratifié le Protocole facultatif se rapportant à la Convention contre la torture (OPCAT), permettant la création d’un Mécanisme national de prévention de la torture (MNP). Le pays invoque sa complexité institutionnelle comme excuse pour le retard de sa décision. Nous avons deux niveaux de pouvoir : l’État fédéral et les régions et communautés. Les prisons et les commissariats de police dépendent, par exemple, de l’État fédéral. Les hôpitaux psychiatriques et les établissements pour mineurs sont sous l’autorité des régions et communautés. Ce fonctionnement ne devrait cependant pas être un obstacle à la ratification ni à l’établissement d’un MNP.

MN. Pour l’instant, les personnes détenues ne dépendent pas de la sécurité sociale mais des soins de santé pénitentiaire. Cela signifie que lorsqu’un détenu est malade, la prison l’envoie dans une unité hospitalière pénitentiaire et le fait soigner par un médecin qui travaille pour l’administration pénitentiaire. Tous les frais, y compris les médicaments et la paie des médecins, sont pris en charge par l’administration pénitentiaire.

Le transfert au profit de la santé publique prend beaucoup de temps. Le gouvernement redoutait de devoir assumer le coût des soins de santé pour les prisonniers en séjour irrégulier qui ne sont pas inscrits à la sécurité sociale. Un accord sur le plan politique a finalement établi que la justice prendrait en charge les cotisations de sécurité sociale de ces personnes. C’est une initiative que nous avons pleinement soutenue et qui a pris du temps à se mettre en place.

Le transfert va se faire progressivement, en commençant par la prison de Haren et dans les nouvelles maisons de détention qui s’ouvrent. Peu à peu, le système va s’étendre sur l’ensemble du territoire et toutes les personnes détenues entrerons dans la sécurité sociale régulière.

MN. Ce que je crois important, c’est que nous soyons identifiés, au terme de ce premier mandat, comme un interlocuteur indispensable au niveau pénitentiaire. Il faut qu’on s’inscrive dans le paysage institutionnel en tant qu’instance qui fournit un travail crédible, fondé et documenté. Le chemin parcouru permet de prouver que nous sommes sur la bonne voie. Ensuite ? Quelqu’un d’autre prendra le relais. Personne n’est indispensable, d’autres poursuivront avec plus d’objectifs, et c’est tant mieux !