Dans mon quartier, je joue à Pathfinder avec ma bande. À nous cinq, nous avons une table où nous passons la majeure partie de nos journées. Nous nous créons une bulle, un bouclier qui nous protège de tout le malheur, le bruit et la négativité dans lesquels tous les autres semblent se noyer. Autour de notre table, nous ne sommes plus en prison. Nous sommes une famille, et nous nous serrons les coudes. Nous jouons ensemble, prenons nos repas ensemble ; nous vivons ensemble. Nous ne laissons rien se mettre en travers de ça. Jamais.
Dans le quartier, l’air est vicié. L’odeur est celle d’un espace trop petit, surpeuplé de prisonniers qui, trop souvent, n’ont pas la moindre idée de ce que signifient les mots “hygiène corporelle”.
Certains font du tapage sans raison, par principe. S’ils se taisaient, ils risqueraient de se mettre à réfléchir à qui ils sont et à ce qu’ils ont fait de leur vie. Ça n’aboutirait à rien de bon.
Et comme si ceux-là ne suffisaient pas, il y a ceux qui parlent à tout bout de champ. Ceux qui se plaignent de tout, et ont l’air convaincus d’être investis d’une mission divine : celle de s’assurer que tout le monde autour d’eux sache à quel point ils sont malheureux. Et les autres devraient, autant que faire se peut, prendre part à leurs geignements. Si, demain, tout le monde était gracié, ils trouveraient le moyen de venir pleurnicher.
Quand c’est possible, je me sers du téléphone. Rien ne m’agace autant que la voix désincarnée de l’opérateur. À chaque appel accepté, elle annonce joyeusement : “Nous vous remercions d’utiliser GTL”. C’est une voix de femme, qui ne peut être que synthétique : remercier d’un air guilleret les gens d’utiliser un service téléphonique qu’ils n’ont même pas choisi, et qui dépouille systématiquement leurs familles de leur argent… Personne n’est assez inhumain pour faire ça. J’aimerais bien trouver la machine qui gère ce système et commettre une bavure avec une hache d’incendie.
Le téléphone, c’est fantastique. Entendre la voix de ceux qui me sont chers me donne la force de continuer à bien me tenir, à livrer bataille au vacarme qui règne dans ma tête et à ne pas le laisser m’engloutir.
Mes proches m’encouragent à sourire, à chercher le bonheur dans cet endroit où, semble-t-il, on n’est heureux que lorsque l’on rend les autres aussi malheureux que soi. Et pour un instant – combiné en main, dos tourné au quartier –, je peux oublier le trou à rats dans lequel je vis, et les crapules avec lesquelles je suis forcé de cohabiter. Il y a quelques gens bien dans mon entourage, et on m’a dit que moi aussi, j’étais quelqu’un de bien. Mais nous sommes une minorité. Malgré ça, je m’efforce de continuer à suivre ma conscience, même quand j’ai l’impression d’être un des seuls à en posséder une.
La journée s’écoule, et nos personnages progressent, jusqu’à ce que l’on nous enferme pour la nuit. Demain, tout recommencera. On dit que l’enfer, c’est la répétition. Je crois que c’est vrai ; c’est exactement ça, la prison.