Prison Insider. Quelle est la place accordée à l’art par l’administration pénitentiaire ?¶
Natacha Galvez. L’art a toujours existé en prison. L’idée qu’il puisse être un vecteur de transformation du détenu apparaît dans les années 1945 avec la réforme Amor. Les ateliers artistiques sont alors un prétexte à l’observation des détenus : on les place dans une situation précise sous le regard d’une personne chargée d’analyser leur comportement.
Cette reconstitution fictive de la vie en société dans espace réduit permet de révéler les traits “sociable” ou “asocial” des détenus, de les classer du plus au moins adaptable, en vue de réorienter leur personnalité.
La mise en place institutionnelle de l’activité culturelle en prison est avant tout une manifestation du savoir et du pouvoir. Du savoir, car les éducateurs sont chargés d’observer les détenus ; du pouvoir, car mieux le prisonnier se conduit et meilleures sont ses conditions de détention.
À partir des années 1970, on assiste à un changement de paradigme : on ne crée plus d’ateliers en vue d’observer les détenus et de les classer, mais de transformer l’individu par l’art. On cherche donc à améliorer leurs conditions de vie, à “humaniser” la prison. Si cette humanisation de la prison s’inscrit dans une démarche positive d’amélioration des conditions de détention, Michel Foucault rappelle que cette réforme ne fait que renforcer le pouvoir punitif et disciplinaire. La prison évolue car la réforme est intrinsèque à son fonctionnement : le système carcéral assure sa pérennité en cultivant une grande capacité d’adaptation.
Depuis les protocoles d’accord entre les ministères de la Culture et de la Justice dans les années 1980, divers projets ont été menés en prison (danse, art plastique, théâtre, musique, ateliers d’écriture, etc.). Il n’y a généralement pas de restriction de l’administration pénitentiaire en ce qui concerne la forme d’art proposée si la sécurité de tous est garantie. Les réalisations artistiques sont souvent entravées par une contrainte d’espace : les établissements manquent de salles pour les ateliers, et peu de détenus peuvent alors y participer.
Il faut garder à l’esprit que les deux objectifs de l’administration pénitentiaire sont la sécurité et la réinsertion. Si l’art est entré en prison, dans une logique institutionnelle, c’est dans l’optique de réinsérer : le discours officiel postule que l’art permet d’améliorer, de transformer l’individu et de “l’adapter” à la société.
PI. Que permet l’art en prison ?¶
NG. Chaque détenu a un rapport très personnel à l’art. Tout d’abord, il existe de nombreuses formes individuelles de création artistique en prison, indépendamment des ateliers culturels proposés. Beaucoup jouent de la musique ou écrivent des textes. Ces œuvres restent en cellule et sont donc peu accessibles.
En ce qui concerne mes élèves, j’ai constaté que leur rapport à l’art était bien plus aiguisé que le nôtre. Du fait qu’ils en sont privés, ils accordent plus d’importance et développent une plus grande sensibilité à l’égard des œuvres qu’ils rencontrent. Avant d’entrer en prison, j’étais imprégnée par le discours idéalisé de ce peut apporter l’art en prison. On postule que l’art libère et transforme l’individu. Or, du fait de mon expérience, j’ai pris conscience de la difficulté d’expérimenter cette libération, en particulier avec des personnes privées de leur liberté.
L’art ne les “libère” pas. Il leur permet parfois de renouer avec leurs sensations, de se réapproprier leur corps, notamment lors d’ateliers culturels physiques comme la danse.
C’est moins le cas pour les cours d’art plastique. Je me souviens tout de même d’un détenu qui refusait de s’asseoir pour créer : “Je reste assis toute la journée, ici je veux me tenir debout”, me disait-il.
Il y a un oubli du corps en prison. Le corps incarcéré est maltraité. L’expérience de la détention laisse des séquelles physiques : leur champ visuel se réduit, ils tombent malades… D’autres s’auto-mutilent. Certains entretiennent leur corps par la musculation, mais ils expérimentent leur corps toujours en tension, toujours congestionné. Les activités culturelles comme la danse proposent un autre rapport au corps, plus sensible.
Le cours d’art, quelle que soit la discipline, est un espace-temps en suspens au cours duquel les détenus, concentrés, ne songent plus au temps qui passe et oublient un instant la détention. Le fait d’aller à une activité culturelle induit une rupture dans le quotidien carcéral : ils ne sont plus seulement dans un état d’attente, ils sont également en quête de sens. Tous invoquent des raisons différentes à leur présence aux cours d’art plastique : pour certains, il s’agit avant tout d’acquérir des techniques artistiques (l’un d’entre eux s’est d’ailleurs inscrit en licence d’art à la Sorbonne) ; pour d’autres, plus que l’art en soi, c’est la rencontre avec l’autre qui importe. La relation de chacun à sa production est également très personnelle. Certains récupèrent leurs œuvres pour les exposer dans leur cellule. À l’inverse, d’autres craignent de dévoiler leur sensibilité à leurs codétenus. Certains volaient les créations qu’ils considéraient comme les plus réussies, quand d’autres déchiraient leur œuvre à la fin du cours, car “ce qui compte ce n’est pas la production, c’est l’instant présent”.