C’est bientôt la fin de l’audience. L’avocat général entame ses réquisitions en ces termes : “Je ne suis pas venu ici pour faire le procès de l’administration pénitentiaire” pour nuancer quelques instants plus tard son propos, “mais le système de défense choisi m’y oblige tout de même”.
Il poursuit dans l’ambiguïté lorsqu’il déclare : “Je crois que l’administration pénitentiaire n’est pas un assemblage de lâcheté et de laissez- faire, même si le dossier prouve le contraire et démontre que, s’il y a des actes individuels, il y a un déni collectif qui dépasse largement les cinq prévenus.”
Cela n’échappe pas aux avocats de la Défense. Jérome Goudard, avocat de Matthieu S., un des cinq à être poursuivi, le seul à plaider la relaxe, affirme : “L’avocat général a clairement requis contre l’institution, vous faites un procès pour l’exemple. On n’a pas individualisé chaque cas. Si mon client avait comparu seul, je pense sincèrement qu’il serait relaxé alors qu’en mettant dans le même panier tout le monde, je crains qu’il risque d’être pénalisé.”
Davantage habitués pour la plupart à défendre des détenus que des surveillants, trois autres avocats se relaient pour tirer à boulets rouges sur l’institution. Stéphanie Audra-Moisson, avocate de Cédric D. qualifie les prévenus de “fusibles”.
Claire-Marie Pépin, avocate de Sylvain O., apostrophe le parquet : “Il ne faut pas se contenter d’envoyer ces cinq à l’abattoir. Le problème est plus général.” Et de citer le rapport d’enquête sur les violences pénitentiaires de mai 2019 de l’Observatoire international des prisons (OIP) intitulé “Omerta, opacité, impunité”.
Une avocate, intervenant en défense d’un surveillant, qui se réfère à l’OIP… Cette audience réserve, décidément, bien des surprises.
Enfin Marc François, avocat du principal prévenu, Erwin D., interrogé après l’audience, précise le sens de sa plaidoirie : “Il y avait peut-être des coupables mais certainement pas des responsables devant la Cour. Tout ça ne peut pas arriver s’il n’y a pas des habitudes, des routines, des méthodes, au mieux tolérées au pire alimentées par la culture pénitentiaire. Nos clients vivent dans un monde où d’habitude, il suffit de faire un faux. S’ils ne vivaient pas dans un monde qui permet ça, ils n’en seraient pas là aujourd’hui. Personne ne veut savoir, il ne faut surtout pas aller chercher d’informations là où il peut y en avoir. C’est ça la culture de l’administration pénitentiaire.”
Il enchaîne afin de “souligner le courage du parquet d’Evreux pour mener à bien cette enquête”.
“L’administration pénitentiaire n’a rien fait, ce qui s’appelle rien, pour que cette enquête avance. Il a fallu que ce soit le parquet qui tape du poing sur la table et une réquisition pour que les comptes rendus d’incident soient transmis, pour réussir à contraindre le centre de détention à verser les pièces au dossier”, développe-t-il.
Les peines requises sont sévères, plus lourdes qu’en première instance : jusqu’à quatre ans dont trois fermes pour le principal auteur, une interdiction d’exercer pour deux surveillants et du sursis et un refus de dispense d’inscription au casier judiciaire qui empêcherait les trois autres, si la cour d’appel de Rouen suit les réquisitions, de continuer à exercer le métier de gardien.
Philippe Coindeau, l’avocat général, interrogé à la suite de l’audience, détaille le sens de ses réquisitions :
“L’institution a parfois eu une trop grande compréhension face à un certain nombre de faux ou de manquements, c’est un tort parce que ça permet au système de perdurer. Et puis quel message la société envoie aux détenus ? On ne peut pas priver des gens de leur liberté en leur disant on vous emprisonne parce que vous ne respectez pas la règle si les institutions censées contribuer à la justice, qui se doivent d’être exemplaires, se comportent de cette manière.”
Il juge les peines requises justes au regard également du risque encouru par la victime. Car dans ce dossier, il ne s’agit pas uniquement de violences d’une grande gravité mais de violences pouvant conduire à la mort. “J’avais une pression sur la nuque, je criais, je pleurais, je disais aux surveillants que je n’arrivais pas à respirer ! J’ai cru que j’allais mourir”, a déclaré la victime lors de l’enquête de police.
L’avocat général évoque à l’audience un risque d’hématome sous-dural, voire d’une hémorragie crânienne. “Ça n’est pas une vue de l’esprit”, affirme-t-il avec force. “C’est quelque chose qu’on voit dans les cours d’assises.”
“Ce sont des violences d’une extrême gravité. Maintenir à terre un détenu qui étouffe, qui perd conscience, qui ne peut plus avancer, qui se chie dessus, qu’on laisse sous un lit métallique, tout nu à 9h30 du matin jusqu’à 20h51 le soir avant de voir pour la première fois un médecin, c’est la réalité de ce dossier”, résume-t-il.
Une fois n’est pas coutume, c’est le parquet général de Rouen qui l’a non seulement reconnu mais proclamé haut et fort à l’audience. Un représentant du ministère public, de ce même ministère de la Justice qui a aussi autorité sur l’administration pénitentiaire qui, elle, a tout fait manifestement pour empêcher que la vérité n’éclate au grand jour.
La décision de la cour d’appel est attendue le 20 avril prochain.