“Si vous négligez vos prisons, c'est à vos risques et périls”

Alice Jill Edwards. C’est un rôle à la fois primordial et limité. Les autorités pénitentiaires prennent en charge la gestion du quotidien et s’assurent que dans ce cadre, les droits des personnes détenues sont respectés. Les autorités pénitentiaires doivent garantir que leur personnel observe les règles et contribue à la création d’un climat empreint de collégialité et d’éthique dans le traitement des personnes détenues. Avec un responsable d’établissement en poste depuis trop longtemps, qui a perdu son intérêt ou qui n’a pas bénéficié d’une formation régulière, les choses risquent de prendre la direction opposée. Les conditions de détention peuvent se dégrader et les personnels pénitentiaires adopter, sans en subir de conséquences, des comportements atroces.

La formation des personnels pénitentiaires connaît des variations de toutes sortes. Pour être véritablement professionnelle, la prison doit avoir un sens et exiger de ses agents un niveau d’éducation à la hauteur, avec des années de formation avant d’être envoyé sur le terrain. Il faut s’assurer de recruter les bonnes personnes et de rendre la profession attractive. Les agents pénitentiaires m’ont dit la fierté avec laquelle ils font leur métier, et leur amour pour celui-ci. Trop de personnes passent encore cependant entre les mailles du filet : elles ne reçoivent pas la formation nécessaire et n’ont ni perspective de carrière ni rémunération suffisante.

Les burn-out sont fréquents dans les services pénitentiaires comme dans d’autres services exigeants en contact quotidien avec le public. Les autorités de certains États des Caraïbes recommandent de proposer régulièrement aux agents pénitentiaires une affectation dans d’autres services. Passer du temps dans un autre établissement leur permet d’essayer d’autres façons de procéder. Un surveillant affecté depuis longtemps à un établissement aura de grandes difficultés à envisager des perspectives d’amélioration ou à se rendre compte que certains fonctionnements sont inacceptables. De son point, ils seront devenus la norme. Des échanges entre établissements ou de bonnes pratiques d’un pays à l’autre seraient très intéressants pour les personnels, et pourraient faire une vraie différence. Leur posture, leur formation et leur expérience de bonnes pratiques sont fondamentales dans la lutte contre la torture.

Si l’administration pénitentiaire joue un rôle de premier plan dans le traitement des personnes détenues, nombre de problèmes échappent à son influence, parmi lesquels l’allocation des ressources. Donner aux établissements pénitentiaires davantage de moyens pour remplir toutes leurs obligations est rarement défini comme une priorité. Les directions ont également peu de prise sur l’affectation des personnes à leur établissement, sur la capacité de celles-ci à supporter la détention et sur la surpopulation de la prison.

D’autres parties prenantes ont une responsabilité dans la prévention de la torture et des traitements inhumains dans les lieux de détention.

Il est essentiel que les autorités pénitentiaires parviennent à expliquer ce qui se passe sur le terrain. Bien souvent, les parlementaires, gouvernements, magistrats et ministères publics n’ont aucune idée de ce qui se passe derrière les murs d’une prison. Dans combien de pays voit-on les juges et les procureurs appeler de leurs vœux des incarcérations plus systématiques, des accusations plus sévères, sans en comprendre les conséquences pour les personnes détenues ? La main gauche ignore ce que fait la main droite.

AJE. On a tendance, quand on entend “changement climatique”, à imaginer une hausse de toutes les températures. En réalité, il s’agit bien d’une accentuation des températures les plus extrêmes. Le Comité contre la torture comme la Cour européenne des droits de l’homme estiment que l’exposition à des températures hors des valeurs médianes, élevées ou basses, constitue un traitement inhumain et dégradant. La surpopulation exacerbe encore la chaleur qui augmente, à son tour, la violence et les risques de suicide.

En travaillant sur ce rapport, une statistique est ressortie : 30 % de la population carcérale mondiale se trouve dans les 12 pays les plus susceptibles de subir de fortes répercussions du changement climatique. Plusieurs études montrent que les prisons se trouvent sur les territoires les plus défavorisés, des zones souvent très instables. Les nouveaux établissements sont bâtis sur des parcelles exposées aux risques climatiques comme des inondations ou des températures extrêmes. Les politiques carcérales doivent intégrer une grille de lecture qui prenne en compte le changement climatique, y compris pour les infrastructures, pour les établissements déjà existants comme pour les nouveaux.

AJE. On relève peu d’initiatives de la part des administrations pénitentiaires à l’échelle nationale en ce qui concerne l’adaptation des infrastructures ou des pratiques au changement climatique. Il semblerait que des efforts aient été consentis au niveau de la neutralité carbone des bâtiments, mais qu’en est-il des conditions de détention ? Peu de choses ont été faites pour assurer, dans ce contexte, des bonnes conditions d’existence aux personnes détenues.

Certains pays sont très vastes, et les conditions climatiques varient d’une partie à l’autre du territoire. Une infrastructure peut très bien fonctionner dans une partie de celui-ci et être totamement inadapté ailleurs. L’État recourt malgré tout souvent aux services d’une même entreprise privée pour la conception de l’ensemble des établissements pénitentiaires. Il faut construire une véritable expertise et une culture de partage et de coopération entre grands cabinets d’architectes, ONG et autres acteurs. Les gouvernements ont la responsabilité des personnes détenues, et celle-ci inclut la préparation au changement climatique. Les personnes détenues sont dans une situation de vulnérabilité et n’ont pas le choix de leur lieu de résidence. Il est dans l’intérêt des États de garantir que leurs prisons soient adaptables et adaptées aux évolutions du climat. Je crois que davantage peut être fait.

AJE. Trop souvent, les États ou les organismes d’État rejettent la responsabilité de mauvaises conditions de détention sur leur administration pénitentiaire qui est, de fait, impuissante. Même le responsable le plus dévoué se retrouve dans un cul-de-sac si on lui confie 100 personnes détenues pour un espace conçu pour 55. Il n’y a pas d’alternative si les juges ne se préoccupent pas de savoir si les prisons sont pleines.

La prévention de la torture et des autres traitements inhumains ou dégradants relève de la responsabilité des différents corps de l’État : le parlement qui fait les lois et vote le budget, les juges qui condamnent sans connaître les conditions de détention ni se demander où seront incarcérées les personnes condamnées, le ministère public qui demande des peines fermes en sachant que le système est à bout de souffle.

Nous devons garder en tête que ces parties prenantes sont complices quand elles envoient des individus dans des prisons surpeuplées, des lieux où les conditions d’existence sont déplorables ou dont la réputation est directement liée à la torture et aux traitements inhumains. Elles ont chacune une part de responsabilité bien précise.

AJE. Je vais poursuivre le suivi des lettres d’allégation qui arrivent à mon bureau. Par exemple, j’ai énormément de travail concernant le cas de près de 3 000 personnes au Royaume-Uni. Elles sont maintenues en détention pour une durée indéterminée sous le régime de l’Imprisonment for Public Protection (IPP), aboli en 2012, sans que ne soient libérées celles qui y avaient été préalablement condamnées. Je souhaite y mettre fin.

Travailler sur les réformes pénitentiaires, visiter des établissements, parler avec des personnes détenues sera toujours au cœur de mon travail de Rapporteuse spéciale. En prison, j’ai rencontré des jeunes conscients de leurs actes, et désireux de réintégrer la société. Ils veulent être mécaniciens ou enseigner, mais les cours dispensés en détention sont là pour leur faire passer le temps bien plus que pour les former. Je veux être la Rapporteuse spéciale qui aura redonné espoir aux personnes détenues, qui leur aura permis d’acquérir les capacités dont elles ont besoin pour pouvoir quitter dignement la prison. Ceci implique qu’elles soient, durant leur incarcération, traitées avec respect et humanité.

On assiste, dans certains pays, à des améliorations vraiment intéressantes. Les mentalités changent et on constate de vrais efforts de réforme institutionnelle dans le secteur pénitentiaire. Ailleurs, les prisons sont encore considérées comme la part vile, rébarbative, inintéressante des politiques publiques. Je continuerai d’affirmer avec force, durant mon mandat, que les personnes détenues sont, elles aussi, des êtres humains.

J’ai constaté des corrélations fortes entre les communautés pauvres, désavantagées et marginalisées et l’incarcération. On tombe souvent dans la criminalité à cause de la pauvreté ou du manque d’opportunités offertes par la société. Si certaines personnes continueront de faire l’objet de longues peines, une grande majorité, notamment pour des infractions liées à la drogue ou contre les biens, peuvent être condamnées à d’autres formes de privation de liberté. Ces alternatives peuvent leur permettre de quitter ce que je vois comme une sorte de tapis de course de la récidive. Il faut se souvenir que quand quelqu’un va en prison, il est destiné à réintégrer ensuite la société. C’est avec cette dernière que nous devons aussi dialoguer pour dissiper les peurs.

Il est essentiel que les personnes détenues ne soient pas laissées pour compte. Les prisons ne doivent pas être des espaces abandonnés à leur sort dès lors qu’elles sont nécessaires à nos sociétés. C’est une affaire publique. L’un des arguments que je mets en avant dans mon rapport est le suivant : si vous négligez vos prisons, c’est à vos risques et périls. Elles deviennent alors des lieux de violence où décollent le nombre de blessures et les taux de suicide et de dépression. Ces défis exigent de nouvelles ressources et des approches mieux ciblées ou individualisées. Les gouvernements qui pensent que la réforme carcérale peut être mise de côté manquent singulièrement de clairvoyance.