Lorsqu’on sort des dortoirs, il y a ceux qui se lavent les dents, ceux qui font la queue pour prendre leur douche ou aller aux toilettes et ceux qui tournent autour du bloc central, comme les pèlerins à la Mecque. Je me surprends à être de ces derniers alors que la veille encore j’avais été choqué par cette circumambulation.
Le temps passe vite en prison. Dès la sortie, la marche est menée par les daï. Toujours dans le sens antisolaire, inverse des aiguilles d’une montre, circulation conventionnelle ici. C’est une démonstration de l’ordre social. À sa tête, on retrouve le n°1 des prisonniers, le chowkidar. On peut traduire par “taulier” ou “gardien”. Il s’appelle Bim daï. Toujours très propre sur lui malgré sa tête de gangster. Aux places d’honneur, figurent toujours le numéro 2 et Padam daï, le numéro 3 qui m’a “accueilli” hier. Ils dictent un tempo d’enfer qui va crescendo. Derrière eux se pressent les prévôts du dortoir n°3, puis un peloton d’une trentaine de prisonniers qui grossit au fur et à mesure que les minutes s’égrènent. À 6h30, la marche s’arrête, les poursuivants peuvent disposer.
Dans la matinée, le chowkidar s’entretient avec ses subalternes. Puis il sort de la cour tous les jours à 10h, après le repas. Toute la journée, il travaille dans les bâtiments administratifs à l’extérieur. Il ne revient que pour le number de 18h. Bim est le seul à bénéficier d’un lit individuel dans le dortoir 3 quand les autres dorment par terre et serrés les uns contre les autres. Il est en liberté conditionnelle d’une certaine manière. Mais surtout il assure le relais entre le directeur et les détenus.
Le directeur engage un prévôt parmi les prisonniers : un chowkidar qui représentera les autres devant lui. Le chowkidar se charge de nommer des daï en interne. Voilà comment administrer une prison sans trop se prendre la tête, ni dépenser d’argent.
Entre 21h30 et 22h, les moustiquaires sont accrochées avant d’aller se coucher. La lumière est allumée toute la nuit, au cas où quelqu’un veuille aller aux toilettes, et pour la surveillance. Car dehors, les prévôts du dortoir 3 sont sur le pied de guerre. Ils se relèvent toutes les deux heures pour faire un chemin de ronde autour du bloc central jusqu’à l’aube. C’est leur duty , la prison ne dort jamais. Étant seuls, à chaque tour accompli ils doivent crier pour prouver aux autres qu’ils n’ont pas pris le midnight express.
“Les règles sont très strictes. Les policiers entrent juste pour les numbers deux fois par jour. Sinon, ils se cantonnent aux miradors. Mais ici, il y a des gens qui ont tué dix, quinze personnes !
- Quoi ? Il y a des serial killers ?
- Oui…alors il faut bien que nous les daï fassions la police sinon ce serait l’anarchie ! Les forts ne laisseraient rien à manger aux faibles…“.
Dans cette prison autocontrôlée, les détenus s’entrefliquent, rendant le climat un tantinet paranoïaque parfois, pour ne pas dire schizophrène. On m’apprendra ensuite que si j’enfreins les règles, je peux être emmené dans la bibliothèque et tabassé par les daï… Bien plus tard, je saurai quelque chose que ni Padam, ni personne ne sait. En janvier 2009, une mutinerie avait éclaté ici-même. Pendant deux jours, les prévôts n’autorisaient plus les policiers et les nouveaux à rentrer. Les flics avaient finalement repris le contrôle par la force laissant une vingtaine de blessés, dont quatre grièvement. L’autocontrôle a donc ses limites et peut dégénérer. Cette histoire est maintenant oubliée car le détenu le plus ancien n’était pas encore là, c’était la génération précédente. J’ai questionné le daï :
“Quand je suis arrivé, j’ai vu une grille et une cellule juste à côté de l’entrée, c’est quoi ?
- Ah, ça c’est ce qu’on appelle le P-Gate, l’antichambre de la prison. Nous sommes 120 détenus dans cette cour, alors qu’elle a été conçue pour en accueillir 40, nous sommes en surpopulation carcérale à +200%. Il y a deux cours dans le centre pénitentiaire du district de Rupandehi. Elles ne communiquent pas entre elles. Le premier portail que tu as dû voir c’est celui de la 1, elle est environ deux fois plus grande que la nôtre, mais avec deux fois plus de détenus, donc la suroccupation est la même. 4 m² par détenu en moyenne…Il n’y a pas la place pour faire dormir tout le monde, donc les soirs, les derniers arrivants vont dans le P-Gate. Chaque nuit, Il y a une trentaine de personnes et une dizaine de duties. Les conditions y sont encore pires qu’en garde à vue…Lorsqu’un lit se libère à l’intérieur, celui qui était arrivé le premier la prend et ne dort plus là-dedans. Mais cela peut prendre des semaines…