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Turquie : Zehra Dogan : "Je suis moins heureuse qu'en prison"

Ses grands yeux noirs suivent le léger sourire qui se pose parfois sur ses lèvres, quand elle se livre sur son parcours, dans cette vaste salle d’exposition des Éditions des femmes, où ses toiles l’entourent. Elles représentent pour beaucoup des visages de femmes aux grands yeux noirs, et grands ouverts, comme ceux des femmes codétenues avec elle, deux ans durant, en Turquie.

“Les yeux des femmes sont les témoins de ce que fait le gouvernement”, dit Zehra Dogan, 30 ans. Elle a été libérée des geôles turques en février dernier et vit depuis à Londres, où le PEN club l’a accueillie en résidence.

Pour un dessin représentant les destructions de l’armée turque dans la ville de Nusaybin, elle fut accusée en septembre 2016 d’appartenance à une organisation terroriste et incarcérée cinq mois durant dans la prison de Mardin, puis, de nouveau arrêtée en juin 2017, à la prison de Diyarbakır.

Journaliste dans une agence de presse féminine et féministe, créée le 8 mars 2012, fermée en 2016 – et qui chaque fois renaît de ses cendres, actuellement sous le titre Jin News, jin signifiant femme en kurde –, elle a écrit des reportages sur les exactions de l’armée turque fin 2015 et début 2016, dans les villes martyres de Cizre ou Nusaybin. Et a toujours dessiné, confie celle qui a étudié aux Beaux-Arts avant de se consacrer principalement au journalisme. Dans ses lettres de prison, Nous aurons aussi de beaux jours, envoyées à sa correspondance en France Naz Öke, journaliste sur le site Kedistan, et qui viennent de paraître aux Éditions des femmes-Antoinette Fouque, elle raconte aussi bien le quotidien carcéral que son enfance : l’impossibilité de parler le kurde à l’école, la liberté exemplaire de sa mère, et ce livre si vivant donne bien des clés sur le parcours d’une petite fille kurde devenue la résistante qui s’exprime aujourd’hui en toute liberté, quoi qu’il advienne. Et quelles que soient les circonstances.

“Concentré de tomate, yaourt, persil, thé, olives, griottes… De tout cela, j’arrive à obtenir des couleurs. Alors s’il te plaît, en prononçant le prénom Zehra, n’imagine pas une Zehra désespérée et triste. Ici, je suis très heureuse”, écrit-elle à sa correspondante, qui, ce jour de novembre à Paris, est, comme pour ce livre, sa traductrice. Tout matériau fut bon, pendant ces mois d’incarcération, pour peindre, et l’artiste de nous montrer, sous vitre, ces pinceaux réalisés, dit-elle, “avec les cheveux de mes amies en prison, ou les plumes des oiseaux ramassées pendant la promenade”. Dans le livre, elle ajoute : “La déjection d’oiseau est juste un matériau ordinaire. Le sang des règles est une teinture. En plus, c’est mon plus beau pigment.” Les toiles exposées en témoignent. Sur celle intitulée Confiance, un jeune homme en fuite porte son petit frère sur son dos, et le tout petit garçon ne peut avoir confiance qu’en lui. Un tableau qui résonne avec l’actualité des Kurdes, de nouveau en fuite. *“Encore une fois, les Kurdes ont été abandonnés. La violence a maintenant diminué. L’opposition publique internationale a été entendue, comme à Kobané. Je peux seulement dire que le gouvernement de la France n’est pas si différent de celui de Trump sur la question. »

Peindre sur un drap ou sur un dos

Tout fait support pour peindre en prison. Faute de papier ou alors, dans la période clandestine vécue à Istanbul entre deux incarcérations, faute de moyens pour s’acheter le matériel.

Les journaux sont recouverts de visages apeurés, bouches grandes ouvertes. Un peu plus loin, peintures sur draps (linge pénitentiaire), serviettes de toilette que sa sœur lui apportait, et “même les dos de certaines filles qui sortaient, et sur lesquels j’avais peint”.

Et puis Zehra s’arrête, précisant à Naz Öke, qui traduit, de ne pas donner trop de détails. Pour celles qui restent. Ses amies avec lesquelles elle a tout partagé. “Nous continuons d’avoir des liens par celles qui sortent à leur tour et vont leur rendre visite.” Ses amies qui peuplent son livre. À la fin de l’exposition, Zehra vous montre la couverture du journal Ozgur Gundem, publication pro-kurde interdite par Erdogan très tôt après le coup d’État manqué, et dont les collaborateurs, dont Asli Erdogan, ont été persécutés. “Le journal a été fermé pendant que j’étais en prison à Mardin. Alors pour se consoler, j’ai dit : on va faire notre journal, en cachette. Et nous avons réalisé le journal Zindan, qui veut dire geôle. On s’est partagé les tâches, l’une écrivait sur la nourriture de la prison, l’autre racontait les gardiens, le premier numéro est sorti le 12 septembre 2016 et le second en novembre.” Impressionnant.

Depuis qu’elle est libre, Zehra Dogan, qui a été exposée depuis sa prison grâce à un formidable réseau de solidarité et au soutien incessant de Naz Öke, répond à des sollicitations de toute part, la Tate Modern à Londres, le festival de la paix à Brescia, le “Drawning Center” de New York, etc. “J’ai été condamnée pour un dessin ; aujourd’hui, je suis encore maudite en Turquie, pour ma liberté d’expression, mais le fait que mes tableaux soient reçus et compris à l’étranger m’a rendue très heureuse.” Pour la première fois, la jeune femme vit loin de chez elle, mais ne veut pas demander l’asile politique. “Je ne me considère pas comme réfugiée, je voudrais retrouver mon pays et revoir ma famille dès que possible. Mais il me faut attendre un peu, car j’ai un dossier en cours, sous secret, une enquête qui me concerne, mais dont je ne peux rien savoir.”

“Je suis moins heureuse que quand j’étais en prison”

Au-dedans comme au-dehors, les intellectuels de son pays sont soumis à la pression, en témoignent les cas d’Ahmet Altan, mais aussi de Selahattin Demirtas, qui publie en cette rentrée un second et formidable recueil de nouvelles (chez Emmanuelle Collas) et demeure sous les verrous.

*“C’est encore pire, car ils libèrent des gens dont les dossiers datent de moins de cinq ans, en les mettant sous contrôle judiciaire. Plusieurs de mes amis ont ainsi pu sortir de prison, mais c’est encore plus de pression, car à tout moment on peut se faire arrêter de nouveau. Or une personne qui retrouve la liberté conditionnelle se tait. Car elle ne veut pas retourner en prison, et cela favorise l’autocensure.

Dans le même temps, il y a moins de dénonciation à l’extérieur de la Turquie, à l’international, cela donne l’impression qu’il y a du mieux, donc la solidarité se relâche. Et ceux qui restent en prison sont encore plus seuls.“* On peut entendre alors ce que la jeune femme dit en confiant :

“Je suis moins heureuse que quand j’étais en prison. Car tu te dis qu’une fois dehors tu feras encore plus, mais en fait, il y a des limites et tu deviens d’autant plus malheureuse que les autres, que tu as connues, ne sont pas libres.”

Mais Zehra Dogan n’est pas du genre à baisser les bras. “J’essaie de créer un atelier au Rojava, que je veux faire fonctionner avec un ami artiste qui est sur place, où les gens peuvent pratiquer dans un lieu en guerre, cela a du sens, cet art qui se produit peut être une réponse à la guerre. Pour mon dessin, on m’a mise en prison, mais j’ai réussi à faire plus que ce que des milliers de balles pouvaient faire, pourquoi d’autres personnes ne pourraient-elles pas le faire ?” Et c’est sans compter sur la quarantaine de planches retraçant la vie dans la prison de Dyarbakair, ainsi que son histoire, sur lesquelles l’artiste travaille pour une bande dessinée qui suscite l’intérêt dans l’édition française. L’artiste a reçu quand elle était incarcérée le soutien de Wei-Wei, mais aussi de Bansky. Qui a réalisé une fresque sur un mur à New York pour compter les jours de son emprisonnement. Il ne le savait pas, mais Zehra Dogan, aux Beaux-Arts, avait longuement travaillé sur une fresque de lui intitulée Follow your dreams. Un mot d’ordre pour cette jeune femme, dedans, dehors, éprise d’abord de liberté.

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