États-Unis : catastrophe en prison

J. Carlee Purdum. Le travail des prisonniers aux États-Unis intéresse davantage depuis 10 ou 15 ans, mais en réalité, l’histoire du travail forcé est liée à celle des prisonniers depuis l’existence des prisons elles-mêmes. Le 13^e amendement de la Constitution abolit l’esclavage mais fait une exception pour les personnes condamnées pour un crime. Un criminel condamné n’a pas le droit de refuser de travailler. Lorsque l’esclavage a été aboli, des politiques ciblant les personnes tout juste libérées ont été élaborées pour les ramener sous la coupe de l’État, notamment dans les États du Sud. Ceux-là même qui les avaient réduites en esclavage les ont ramenées dans les mêmes plantations pour y effectuer les mêmes tâches. La justice pénale a été instrumentalisée pour récupérer cette main-d’œuvre affranchie. Aujourd’hui encore, le travail pénitentiaire et la gestion des catastrophes témoignent de cet héritage.

Tous les États du pays utilisent, pour la gestion des catastrophes, la main-d’œuvre pénitentiaire, mais ce fonctionnement tend à être davantage organisé là où ces pratiques étaient historiquement mieux acceptées, plus communes. C’est flagrant dans le Sud, ce qui en dit long sur l’héritage de l’esclavage dans cette région.

Souvent, les États du Sud disposent de plans plus complets et détaillés sur l’utilisation de la main-d’œuvre pénitentiaire. C’est également le cas en Californie, un État dont l’histoire est marquée par l’exploitation des travailleurs.

J’ai un jour demandé à un employé d’une prison quels travaux on pouvait confier à un prisonnier. Sa réponse : “Tout”. À la moindre urgence, au moindre besoin de faire baisser les coûts et de recourir à une main-d’œuvre abondante, le gouvernement se tourne vers les prisons, et rien n’est fait pour empêcher ou décourager cette attitude : au contraire, toutes les politiques existantes l’encouragent. On met à profit l’interdiction faite aux prisonniers de refuser le travail et le fait qu’ils n’aient pas droit à une rémunération juste. L’accroissement de la fréquence et de la gravité des catastrophes entraîne une hausse de la demande pour une main-d’œuvre carcérale qui est, de fait, abondante, accessible et économique.

JCP. Le cycle de gestion des catastrophes se compose de plusieurs phases : atténuation, préparation, réaction et redressement. L’atténuation, c’est le travail accompli au sein d’une collectivité pour réduire le risque de survenue d’une catastrophe ou ses conséquences. Les personnes détenues vont, par exemple, travailler à la modernisation sismique des bâtiments ou au renforcement des digues. La phase suivante, la préparation, renvoie aux différentes actions entreprises juste avant la catastrophe : un ouragan est prévisible, et il y a des choses à faire avant son passage. Les personnes détenues peuvent préparer des sacs de sable, préparer ou nettoyer les abris, trier les fournitures d’urgence. La phase de réaction intervient pendant la catastrophe même. Les personnes détenues participent à la réaction d’urgence : lutte contre les incendies, enlèvement des cadavres d’animaux contaminés, dégagement des routes pour permettre la circulation des véhicules d’intervention. Enfin, pendant la phase de redressement, qui est souvent la plus longue, les personnes détenues aident au nettoyage et à la remise en état, par exemple en réparant les bâtiments publics comme les écoles, ou en replantant la végétation.

Certaines politiques de gestion des risques incitent à recourir à la main-d’œuvre pénitentiaire, à l’image du Stafford Act, qui permet d’imputer le coût de la main-d’œuvre pénitentiaire à l’Agence fédérale des situations d’urgence (Federal Emergency Management Agency, FEMA) et ses programmes d’aides publiques.

Si une prison d’État envoie des prisonniers pour travailler, elle suit de près tous les coûts induits (nombre d’heures de travail, transport, surveillance) et transmet le tout à la FEMA, qui en rembourse une part non négligeable à l’État. En cas d’urgence, différentes agences d’État sont mobilisées pour la fourniture de ressources. Elles se coordonnent au centre d’opérations d’urgence et voient quelles ressources chacune d’entre elles peut apporter. Une agence pénitentiaire d’État peut fournir des véhicules, des appareils de télécommunication et des surveillants à même de participer aux missions de sécurité publique. Mais la ressource première, le nerf de la guerre, c’est la main-d’œuvre carcérale.

Les établissements qui appartiennent à l’État ont l’avantage d’une meilleure traçabilité en ce qui concerne le recours à la main-d’œuvre carcérale en cas de catastrophe. Leurs politiques sont plus manifestes et leurs plans plus transparents. Les établissements privés, en revanche, sont un véritable trou noir pour l’information : il est très compliqué de comprendre comment ils opèrent ou d’appréhender leurs politiques. Les travaux sur la question ont tendance à dépeindre un environnement plus dur dans ces établissements privés parce que les budgets y sont plus limités, qu’ils cherchent en permanence à réduire les coûts et que le roulement du personnel y est plus important en raison des salaires plus bas. Le travail est souvent plus dangereux dans les établissements privés que dans les établissements publics. À l’échelle fédérale, l’accès aux informations est aussi plus compliqué. On connaît mal l’activité des prisons fédérales quand il s’agit de determiner à quoi les prisonniers envoyés à l’extérieur sont affectés, mais c’est sans doute lié au fait qu’elles sont moins bien intégrées dans la gestion des catastrophes.

En Californie, un État où les incendies sont monnaie courante, le personnel de lutte contre les incendies est composé de 30 à 40 % de prisonniers. Sur le terrain, on voit que la main-d’œuvre pénitentiaire est présente d’un bout à l’autre du cycle de gestion d’une catastrophe, mais comme la documentation est avare de détails, il est difficile de mesurer précisément l’importance du phénomène. L’État dira souvent que les prisonniers se portent volontaires. C’est parfois vrai. Par exemple, les prisonniers pompiers volontaires se portent souvent candidats parce que la vie dans les camps de lutte contre les incendies est moins dure que le milieu carcéral habituel. Il y a des restrictions sécuritaires, mais les prisonniers des fire camps sont à l’extérieur, et le sentiment de liberté y est plus grand. Il est aussi plus facile pour eux de s’imaginer recevoir des visites dans un de ces camps qu’en prison, où l’environnement est autrement rude. Enfin, la paie est meilleure, même si elle est loin de ce que toucherait une personne libre pour le même travail. Et la médaille a évidemment son revers : les études sur les prisonniers pompiers montrent une exposition aux risques pour leur santé sans commune mesure si on la rapporte à ce que connaissent les autres pompiers. Les prisonniers souffrent de blessures et de problèmes de santé plus graves, ce qui s’explique par la différence d’accès aux soins. En ce qui concerne le consentement, ils évoluent dans un environnement coercitif qui les poussent à se porter volontaires et à prendre des risques. Les autres pompiers ne sont pas soumis au même type de contraintes.

JCP. La pandémie a vu apparaître un nouveau besoin : il fallait mettre en place, rapidement, des installations à même de produire des équipements de protection individuels (EPI). Le gouvernement avait besoin d’une main-d’œuvre importante à bas prix. Les prisons disposaient déjà des installations nécessaires, puisqu’on y fait, de manière générale, des ateliers de manufacture. Elles étaient prêtes à fournir ce genre de service et pouvaient passer rapidement à la production d’EPI. Tous les État ou presque ont mis en place leur propre installation. C’était peut-être bien une première : chaque État du pays a tourné la production pénitentiaire vers le même type de travaux pour répondre à la même urgence. Ils ont fabriqué masques, combinaisons, équipements de protection des yeux, écrans de protection et toutes sortes d’EPI. Les administrations pénitentiaires des différents États publiaient des vidéos et des photos pour montrer l’aide apportée par les prisons pour réagir à l’urgence.

Mais ces ateliers étaient exigus et les travailleurs nombreux. La distanciation sociale n’y existait pas, et la dotation en EPI pour les travailleurs était insuffisante. La production était en priorité envoyée à l’extérieur pour équiper les hôpitaux ou la police, mais aussi le personnel pénitentiaire. Les personnes détenues, alors même qu’elles les fabriquaient et se trouvaient en situation de risque, n’avaient pas accès aux EPI qu’elles produisaient pour l’extérieur. Les autorités ont peu à peu renoncé à l’idée de prévenir l’apparition de foyers épidémiques en prison, comme s’il avait de toute manière été impossible de faire quoi que ce soit pour ces installations surpeuplées, et ont pris la décision d’envoyer les ressources là où, selon elles, elles seraient plus utiles. Et du même pas, elles rejetaient les demandes de libération conditionnelles de prisonniers condamnés pour des délits mineurs ou en fin de peine. La priorité, c’était la conservation d’une main-d’œuvre bon marché, pas la décongestion des prisons ou la réduction des risques sanitaires.