L’Argentine est un État fédéral. Chaque province dispose de son propre système pénitentiaire. Le système fédéral est en charge des personnes incarcérées pour des crimes fédéraux ou des infractions ordinaires commises sur le territoire de la ville autonome de Buenos Aires. Les établissements pénitentiaires fédéraux et la province de Buenos Aires regroupent la majorité de la population carcérale (60 %).
Chaque système pénitentiaire assure la prise en charge des soins aux prisonniers et la gestion de son personnel de santé. L’Université nationale de Tres de Febrero interroge, dans une étude menée en 2013 et en 2019, les prisonniers sur leur ressenti concernant les soins en prison. Les résultats indiquent une dégradation de la situation entre les deux enquêtes. 55 % des personnes détenues à la charge du système pénitentiaire de la province de Buenos Aires déclarent, en 2019, ne pas avoir reçu de soins médicaux lorsqu’elles étaient malades. Cette proportion tombe à 31 % dans le système fédéral.
La section argentine de l’Observatoire international des prisons (OIP-SA) dénonce la surpopulation constante des établissements, les mauvaises conditions d’hygiène et le manque de nourriture.

La Société latino-américaine de criminologie (Sociedad de Criminología Latinoamericana, SOCLA) étudie, dès le début de la pandémie, la population carcérale vulnérable des deux systèmes pénitentiaires. Elle estime, dans la province de Buenos Aires, à environ 5 % la proportion de prisonniers “à risque”[^prov]. Au niveau fédéral, celui-ci se situerait entre 10 et 15 % de la population carcérale totale.

Les prisonniers dénoncent, en mars  2020, l’absence de mesures qu’ils considèrent comme élémentaires, telles que la mise en quarantaine des personnes détenues qui retournent en détention après avoir bénéficié d’une permission de sortie. Ils appellent également le personnel à appliquer rigoureusement les mesures de prévention à chaque changement d’équipe. La section argentine de l’OIP critique également le manque d’accès aux soins. Cette ONG déclare que les traitements médicaux se limitent à la distribution d’analgésiques et que les prisonniers ne sont transférés à l’hôpital que dans des cas extrêmement graves.
Les protocoles sanitaires sont mis en place à l’échelle locale. Le ministère de la Sécurité publique et de la Justice et le ministère de la Santé élaborent, en avril  2020, un protocole de prévention pour les établissements de la province du Rio Negro. Le protocole prévoit la distribution de médicaments, de produits d’hygiène et de désinfectants dans chaque établissement. Tous les prisonniers arrivants doivent être soumis à un examen médical afin d’identifier d’éventuels symptômes de la Covid-19 (toux, difficultés respiratoires, fièvre). Des kits sanitaires sont, dans la province de Buenos Aires, distribués à 18 000  agents pénitentiaires. Ces kits comprennent 250 ml de gel hydroalcoolique, un savon et dix paires de gants. L’administration pénitentiaire et le ministère de la Justice de la province annoncent la distribution de 180 000  masques supplémentaire au personnel pénitentiaire.

Le président de la Nation annonce, en mai  2020, la construction de 12 unités hospitalières (288  lits) destinées à la population carcérale de la province de Buenos Aires et de quatre autres unités destinées aux établissements fédéraux. Ces unités doivent être construites dans l’enceinte des établissements et comporter des espaces aménagés pour l’isolement des patients.

Le président reconnaît le problème de la surpopulation carcérale et déclare : “Il est inhumain d’entasser ainsi des gens”. La section argentine de l’OIP signale que des centaines de prisonniers souffrant d’autres maladies (hypertension artérielle, diabète, tuberculose, arthrite ou arthrose avancée) sont fortement touchés par les restrictions liées à la Covid-19. Les proches qui leur fournissent habituellement des médicaments ne peuvent plus le faire en raison des restrictions de déplacements ou du manque de ressources financières. Aucune solution ne leur est offerte.
Le MNP argentin (Comité Nacional para la Prevención de la Tortura, CNPT) crée une base de données rassemblant toutes les mesures judiciaires et administratives relatives à la Covid-19 appliquées dans les lieux de privation de liberté. Les mesures varient d’une province à l’autre et peuvent être mises en œuvre différemment par le système provincial et fédéral. La base de données regroupe les catégories suivantes : hygiène, mesures de compensation, réduction de la population carcérale, groupes à risque, enfants et adolescents, santé mentale.

Les autorités confirment, le 19  avril  2020, le premier cas de Covid-19 parmi les prisonniers. La personne contaminée, un prisonnier condamné à perpétuité et incarcéré à la prison Florencio Varela, aurait contracté la maladie pendant son traitement pour insuffisance rénale chronique à l’hôpital Presidente Perón. Toutes les personnes ayant été en contact avec ce prisonnier (dix membres du personnel pénitentiaire et cinq prisonniers) sont isolées. v Quatre personnels de santé de la prison fédérale de Devoto et un surveillant de la prison de Villa Devoto sont, en avril  2020, testés positifs à la Covid-19. Ils sont les premiers membres du personnel contaminés. Vingt-huit  prisonniers et sept  surveillants sont, en juillet  2020, testés positifs à la prison militaire Campo de Mayo. Selon la section argentine de l’OIP, de nombreux agents pénitentiaires sont positifs à la Covid-19. Le personnel disponible pour les missions de sécurité et de surveillance est, par conséquent, réduit.
Le nombre de prisonniers contaminés s’élève, fin août  2020, dans les établissements fédéraux, à près de  390. Treize d’entre eux meurent des suites de la Covid-19. Les complexes pénitentiaires d’Ezeiza de Marcos Paz et de la cité autonome de Buenos Aires concentrent la plupart des cas. Le nombre de cas positifs parmi les personnes détenues s’élève, au 24  novembre  2020, à 1 629. Le nombre de décès des suites de la Covid-19 s’élève à 60 : on dénombre 17  cas dans le système pénitentiaire fédéral et 43 dans les systèmes provinciaux. La province de Córdoba est la plus touchée par le virus, avec 403  personnes détenues testées positives [^cordo]. La moyenne d’âge des prisonniers décédés de la Covid-19 est de 67 ans.

Les demandes de libération ou d’aménagement de peine en raison de la pandémie sont toujours en cours d’examen au cas par cas par les tribunaux. Paula Litvachky, avocate et directrice générale du Centre d’études légales et sociales (Centre for Legal and Social Studies, CELS), déclare, en avril  2020, que moins de 500 prisonniers de la province de Buenos Aires ont été, entre mi-mars et mi-avril, assignés à résidence. Ce chiffre représente 1 % de la population carcérale de la province. Les établissements pénitentiaires fédéraux libèrent, entre mars et juillet  2020, au moins 2 609  prisonniers. Environ 29 % d’entre eux sont assignés à résidence, tandis que 14,7 % sont placés en liberté conditionnelle. Le nombre de mises en liberté augmente, par rapport à la même période en 2018, de 61 %, tandis que le nombre de personnes assignées à résidence est multiplié par huit. Le Procureur pénitentiaire de la nation (Procuración Penitenciaria de la Nación, PPN) publie un guide destiné aux prisonniers libérés durant l’épidémie, ainsi qu’à leurs proches. Ce guide contient, entre autres, des informations sur les institutions susceptibles de venir en aide aux prisonniers et à leur famille.

La crise a un impact considérable sur les activités et le travail. Les cours et les activités sportives sont suspendus. Certains enseignants, de leur propre initiative, recourent à des visioconférences pour maintenir le contact et échanger avec leurs élèves. Pour autant, aucun nouveau format d’activités n’est mis en place. De nombreux prisonniers voient leur activité professionnelle suspendue. Comme le rapporte la section argentine de l’OIP, les établissements sont surpeuplés “à un point inimaginable”, car les prisonniers passent la plus grande partie de leur journée à l’intérieur, dans leurs quartiers.
Comme annoncé en avril  2020, les personnes détenues dans les prisons de San Nicolás, Bahía Blanca, Urdampilleta, La Plata, Magdalena et Florencio Varela travaillent dans des ateliers textiles au moins huit  heures par jour pour produire des masques et des blouses pour la police, le personnel soignant, les infirmiers, les pompiers et le personnel judiciaire. Certains masques sont mis à disposition des personnes détenues. Les prisonniers de Bahía Blanca aident à installer un hôpital de campagne dans l’école de l’unité  4 afin de se préparer à affronter l’épidémie. Les prisonniers s’entraînent à porter assistance aux personnes malades. Quatorze  prisonniers se voient confier la gestion de cet hôpital de fortune comptant 46  lits.

Famille et proches¶

La plupart des juridictions mettent en place de nouvelles règles pour limiter les contacts entre les prisonniers et leur famille. Nombre d’entre elles suspendent, pendant deux semaines, fin mars  2020, les visites et les permissions de sortie. Cette suspension est ensuite prolongée. Le CNPT déclare, en avril, que, si ces décisions sont utiles pour ralentir la propagation de la Covid-19 dans les établissements pénitentiaires, elles ont un impact sur les liens familiaux, ainsi que sur le bien-être psychosocial des prisonniers.

En guise de mesure compensatoire, la Cour de cassation (Tribunal de Casación penal) autorise, en avril  2020, dans la province de Buenos Aires, l’utilisation de téléphones, de tablettes et d’ordinateurs portables. Cette mesure reste en vigueur pendant toute la durée de suspension des visites. L’utilisation des réseaux sociaux demeure, à l’exception de WhatsApp, interdite. Les prisonniers qui possèdent déjà, de façon irrégulière, un téléphone portable peuvent le signaler auprès des autorités pénitentiaires, afin de mettre en place des modalités d’utilisation régulière. Depuis l’autorisation des téléphones portables, mi-juin  2020, plus de 22 000  personnes détenues ont fait enregistrer un appareil auprès de l’administration.
Le Procureur pénitentiaire de la nation (Procuración Penitenciaria de la Nación, PPN) signale les effets positifs de cette mesure. Il déclare, en juin  2020, que les appels téléphoniques entre les prisonniers et leur famille sont d’une importance cruciale. Il recommande la mise en place, dans les établissements fédéraux, de lignes téléphoniques permettant de recevoir des appels de l’extérieur. Il juge insuffisantes les mesures compensatoires mises en œuvre pour les appels vers l’extérieur (visioconférence, distribution de cartes téléphoniques gratuites). En guise de mesure compensatoire, les proches sont autorisés à envoyer aux prisonniers des colis contenant de la nourriture et des biens, ou à les adresser aux établissements pour remise en main propre par le personnel pénitentiaire. Dans les faits, cela n’est pas toujours possible (cf. Conditions sanitaires et accès aux soins). La section argentine de l’OIP signale que de nombreuses personnes détenues souffrent de la faim en raison du peu de nourriture fournie par l’administration.

”Beaucoup pensent que les prisonniers sont entretenus par l’État. À première vue, cela pourrait sembler vrai. Mais en réalité, ce sont leurs familles qui les soutiennent financièrement”.

L’isolation des prisonniers et le manque de contact avec l’extérieur demeurent, en août  2020, problématiques. La CIDH et l’ONU dénoncent la décision de la justice fédérale d’isoler, pour une durée indéterminée, certains prisonniers. L’administration pénitentiaire justifie la mise en place de cette mesure par la nécessité d’éviter la transmission du virus. La CIDH et l’ONU critiquent les conditions de détention dans les cellules d’isolement : les prisonniers sont complètement coupés de l’extérieur et n’ont aucun accès aux soins.

Visites d’inspection¶

Dans le cadre du plan de surveillance dans le contexte de la Covid-19, le MNP argentin visite, début janvier  2020, les établissements pénitentiaires fédéraux I et II. Le Procureur pénitentiaire de la nation (PPN) et la directrice générale de la Protection des droits humains visitent les prisons de Marco Paz et Ezeiza. Ces visites visent à constater les mesures adoptées au cours de la pandémie, et à s’entretenir avec les autorités et les personnes détenues. L’équipe en charge des problématiques de santé psychique du PPN et ses délégations régionales commencent, pendant la pandémie, à contrôler, dans différents établissements pénitentiaires fédéraux, l’accès des prisonniers aux soins psychiques et psychologiques.

De nombreux heurts, plus ou moins graves, ont lieu, depuis mars  2020, dans les établissements pénitentiaires. La majorité des protestataires réclament la mise en place de mesures sanitaires de prévention ou de mesures compensatoires pour contrebalancer les restrictions mises en place.
Le premier mouvement de protestation éclate, le 23  mars  2020, dans plusieurs établissements à la fois, dont ceux de Florencio Varela, Batán, Coronda et Santa Fe. Certains prisonniers montent sur les toits, d’autres tentent de s’évader. L’un d’eux meurt et plusieurs sont blessés. Les protestataires exigent la mise en œuvre de mesures de prévention, dont ils dénoncent l’absence. Au total, cinq prisonniers meurent à la suite de ces protestations. La prison de Santa Fe, où est intervenue une unité spéciale d’intervention (Tropa de Operaciones Especiales), compte quatre de ces décès. La présence de cas confirmés ou suspects chez les prisonniers et le personnel déclenchent également des mouvements de protestation. Des mutineries éclatent, fin avril  2020, à la prison de Villa Devoto, après la confirmation d’un cas positif à la Covid-19 chez les surveillants. Les personnes détenues exigent des mesures sanitaires d’urgence et la mise en œuvre de procédures de remises en liberté. Certains prisonniers montent sur les toits, mettent le feu à des matelas et prennent le contrôle de deux étages. L’une de leurs banderoles affiche : “Nous refusons de mourir en prison”. Le mouvement dure neuf heures. Des représentants des détenus acceptent de rencontrer les autorités pour discuter de leurs revendications. Aucun blessé n’est signalé.
Les autorités pénitentiaires de la province de Buenos Aires dénombrent, le 23  avril  2020, 1 184  prisonniers en grève de la faim. Ils sont incarcérés dans les établissements suivants : Unidad 41 de Campana  (332  prisonniers), La Plata  (141), Unidad 48 de San Martín  (97), Alcaidia de Olmos  (70), Unidad 39 de Ituzaingó  (42), Sierra Chica  (26), Hornos  (22) et  Florencia Varela  (25). Ces prisonniers réclament leur assignation à résidence, comme l’avait ordonné la Cour de cassation avant eux.

Une “table de dialogue” est, à la suite des émeutes de Buenos Aires, mise en place : les autorités et les représentants des prisonniers échangent sur la situation, ce qui permet aux prisonniers d’exprimer leur grande crainte de la contagion.

Les personnes détenues dans la prison de San Salvador de Jujuy se mutinent, en juillet  2020, après avoir entendu parler de cas positifs et d’un prisonnier malade au sein d’un autre établissement. Les autorités affirment alors qu’aucun cas positif n’a été signalé à la prison de San Salvador de Jujuy. Les personnes détenues réclament toutefois de meilleures conditions de détention. La police intervient trois heures après le déclenchement de la mutinerie. Deux prisonniers meurent. Le nombre de blessés n’est pas communiqué. Des personnes détenues dans le premier commissariat de Marcos Paz s’inquiètent, pendant ce même mois de juillet, d’un cas positif. Ils le font savoir. Vingt-huit d’entre eux sont passés à tabac par la police. La section argentine de l’OIP dénonce ces actes de violence et demande qu’un médecin légiste examine les blessures infligées et vérifie l’état de santé des prisonniers. Attention : contenu sensible

Afin de répondre à certaines demandes des prisonniers et régler les problèmes de surpopulation, le gouvernement argentin lance, en août  2020, dans trois établissements de Buenos Aires, des travaux de rénovation. L’objectif est de disposer, d’ici la fin de l’année, de 1 350  nouvelles places et de parties communes supplémentaires. Selon la section argentine de l’OIP, les prisonniers respectent, au début de la pandémie les décisions prises par les pouvoirs publics et acceptent de ne plus voir leurs proches. L’ONG précise que le personnel aurait dû accompagner ces mesures de précautions supplémentaires. Lorsque les prisonniers apprennent que l’infection commence à se propager principalement parmi le personnel, leur réaction est très vive. On observe des réactions de panique, même si la majorité des prisonniers n’a pas été en contact direct avec les surveillants contaminés. Le MNP enregistre, entre mars et novembre  2020, un total de 80  mouvements de protestation. Il souligne que la plupart des incidents ont lieu dans les établissements qui ne disposent pas de moyens de communication suffisants pour permettre “la gestion pacifique des conflits”.

La section argentine de l’OIP est, depuis le début de la pandémie, très active. L’organisation envoie, le 13 mars 2020, une lettre au ministre de la Justice et des Droits humains pour lui faire part de ses préoccupations concernant la crise sanitaire, et de la “situation explosive du système pénitentiaire”. L’OIP-SA attire l’attention sur les problèmes sanitaires et la pénurie de nourriture auxquels font face les établissements pénitentiaires du pays, dont beaucoup sont déjà confrontés à des épidémies de dengue et de rougeole. L’organisation demande une réunion avec l’administration pénitentiaire fédérale afin de mettre en place une stratégie pour éviter d’engendrer une situation similaire à celle vécue dans les établissements italiens.
L’OIP-SA exprime, le 25 mars 2020, ses préoccupations concernant la situation particulièrement tendue dans les établissements pénitentiaires de Buenos Aires. L’OIP-SA adresse une lettre au secrétaire adjoint des Droits humains de la Cour suprême de la province de Buenos Aires. Elle critique la suspension des permissions de sortie et des visites des proches des prisonniers, qui permettaient aux personnes détenues de recevoir de la nourriture et des médicaments. L’ONG souligne également le manque de soins adaptés aux prisonniers diabétiques, blessés ou souffrant de troubles digestifs. Elle se dit convaincue que les établissements pénitentiaires connaissent une situation d’urgence sanitaire, et demande une intervention rapide et appropriée.
L’organisation de la société civile Espacio de Derecho Popular, les proches des prisonniers et les avocats déposent conjointement, en avril 2020, une ordonnance d’habeas corpus collectif (Habeas Corpus Correctivo Colectivo). Cette dernière exige des mesures pour garantir le droit à la santé et à l’intégrité physique des personnes privées de liberté. Ces mesures concernent principalement les personnes détenues dans les établissements de la province de Córdoba : les prisons de Bouwer, Monte Cristo et l’Unidad de Contención del Aprehendido (UCA). D’autre part, l’ordonnance d’habeas corpus exige des mesures urgentes concernant les protocoles de prévention, la fourniture d’installations sanitaires et de soins médicaux, ainsi que la préservation des liens avec l’extérieur.