Les médias disaient, en 1999, que les prisons étaient sous la domination des organisations terroristes et qu’elles créaient la radicalisation. L’administration pénitentiaire a commencé à construire des nouveaux types de prison à haute sécurité pour isoler les prisonniers et contrer l’influence des organisations. Des artistes, comédiens, musiciens, journalistes, poètes, acteurs se sont massivement mobilisés. Ils sont allés au ministère de la Justice pour protester contre ces nouveaux établissements. En prison, on faisait des grèves de la faim alternées pour empêcher notre transfert. On suivait la mobilisation extérieure dans les journaux, c’était assez incroyable. Puis deux, trois groupes de prisonniers politiques ont commencé des grèves de la faim jusqu’à la mort (death fast). Ils ne mangeaient que de l’eau et du sucre au début. Puis certains ont arrêté le sucre. Les grèves de la faim étaient suivies dans toutes les prisons. J’ai remarqué que la direction de la prison ne prenait au sérieux que les personnes en death fast. J’ai voulu attirer l’attention de la population sur cette politique qui nous obligeait à faire une grève de la faim jusqu’à la mort si l’on voulait faire entendre nos revendications. J’ai donc commencé une grève de la faim sans limite pour protester. Les médias disaient que les organisations terroristes en prison obligeaient les jeunes à participer aux grèves de la faim, qu’ils étaient sous leur emprise et qu’il fallait les sauver.
La nuit du 19 décembre 2000, au 25e jour de ma grève de la faim, des soldats ont mené des grandes opérations militaires. Les soldats sont entrés dans les prisons et ont commencé à jeter des bombes.
Ils voulaient nous transférer de force vers les nouvelles prisons. C’était l’opération “Retour à la vie”. Certains prisonniers de la gauche ont commencé à monter des barricades. Les Kurdes avec qui je vivais ont décidé de ne pas se lancer dans une confrontation avec ces soldats. On ne voyait pas comment résister. On sentait qu’ils voulaient nous tuer. Ils ont commencé à mettre le feu et j’ai vu les gens qui commençaient à brûler. Ils nous ont rassemblé dans une pièce. On était autour de 120 personnes, il n’y avait même pas d’espace pour s’asseoir. On voyait par la fenêtre ce qu’il se passait dehors, dans la cour. J’ai vu des gens que je connaissais, des amis, qui brûlaient. Ce sont au total 38 personnes qui sont mortes dans cette opération, et beaucoup d’autres ont été mutilées. On est restées trois jours dans cette pièce.
Il n’y avait évidemment pas de toilettes. Quand on avait envie de faire pipi, on tapait à la porte pour que les surveillants nous y emmènent. En y allant, je suis passée devant une télévision où l’on racontait que des détenus terroristes avaient pris les armes et tué des gens. Alors que ce n’était pas possible qu’on ait des armes ! Les médias montraient des femmes brûlées qui criaient.
Ils nous décrivaient comme des folles, des marginales, des personnes dangereuses. C’est là que je me suis rendu compte que la justice ne verrait peut-être pas la vérité. En revenant dans la pièce, j’ai fait semblant de dormir pour pouvoir pleurer. Je voulais rester forte pour les autres.
Après m’avoir vue pleurer, une des filles de mon dortoir m’a dit : “Pınar, j’ai une surprise à te faire. J’ai attendu, mais je crois que c’est le bon moment.” En quittant le dortoir, j’avais pris tout ce qui était sur mon bureau mais, dans la précipitation, j’avais oublié sur mon lit un cahier, avec la partie la plus importante de ma recherche sur les mouvements de paix. Elle l’avait vu et l’avait récupéré pour moi. Elle me l’a donné, en me disant qu’il fallait rester active et qu’il fallait que j’écrive la préface, maintenant. C’est ce que j’ai fait.
Une partie des prisonniers a été emmenée dans les nouvelles prisons de haute sécurité. L’autre, dont je faisais partie, a été emmenée dans une prison de droit commun dans la ville d’Istanbul. Deux dortoirs nous y étaient dédiés, avec des prisonnières venues de trois autres prisons, en attendant d’être dispersées ailleurs. On rencontrait les autres prisonnières lors des promenades et on leur demandait ce qu’elles avaient vécu dans leurs prisons d’origine. On était toutes détruites.