
"Entrer en cours, c'était sortir de prison"
Au cœur des programmes d'enseignement en prison et de leurs bénéfices pour la société entière
Source : In.Visibles
Voir le panoramaLa population carcérale mondiale ne cesse d’augmenter. Alors que certains gouvernements affirment que l’incarcération est le meilleur moyen de lutter contre le crime, de nombreuses analyses indiquent que l’enfermement, seul, ne fait qu’alimenter le cercle vicieux de la violence, alors que l’enseignement contribue à construire une société meilleure. Nous présentons ici certains des projets les plus ambitieux et les personnes qui leur donnent vie.
La version originale de cet article rédigé par Josefina Salomón a été publiée sur le site d’In.Visibles. Les photos sont de Patricio A. Cabezas.
Au bout du couloir principal, un panneau. Il liste les noms des 50 personnes diplômées depuis l'ouverture des portes de l'université, en 1985.
L’idée d’une formation universitaire ne serait jamais venue à Diego Cepeda, 38 ans. Alors, devenir avocat… Une après-midi, alors que l’heure du cours de second cycle qu’il suivait au sein de la seule prison de la ville de Buenos Aires touchait à sa fin, le regard de Diego s’est perdu par la fenêtre, sur une cour dans laquelle d’autres personnes détenues jouaient au football. Elles s’y entraînaient deux heures par jour.
“Je voudrais être là-bas”, s’est dit Diego. “Là-bas”, c’est le Centro Universitario Devoto, le “CUD”, comme tout le monde l’appelle : le premier programme d’enseignement supérieur à ouvrir en prison en Argentine, et l’un des premiers d’Amérique latine.
Les personnes détenues peuvent, pendant qu’elles exécutent leur peine, suivre des cours de niveau licence en économie, psychologie, philosophie et littérature, ou encore sociologie et droit, et participer à des ateliers, conférences et séminaires. Les enseignant.es de l’université de Buenos Aires, la plus grande institution d’enseignement public du pays, assurent les cours. Mais ce sont bien les étudiant.es qui se chargent du programme et des lieux : recherche de candidat.es au programme, ménage, cuisine et organisation des activités avec les personnes invitées “de l’extérieur”.
Diego, qui avait déjà connu d’autres établissements, a été transféré à Devoto en 2008. Il avait 23 ans. Il a vite compris que le CUD lui offrait la possibilité de s’armer pour la vie à l’extérieur et commencé à prendre des cours d’informatique et à aider à la cuisine et au ménage. En fin de compte, il choisit les sciences naturelles. Son objectif : passer autant de temps que possible hors du quartier auquel il est affecté, l’un des plus violents de la prison. La survie avant tout.
Il raconte : “Je voulais passer autant de temps que possible au CUD. Il s’y passe des choses, on peut parler à des gens de l’extérieur, qui apportent de nouvelles idées. Tout ça casse la routine d’isolement de la vie carcérale. Ça reste une prison, mais c’est différent. On échappe à la réalité quotidienne. Passer du temps là-bas, ça me permettait de garder la tête sur les épaules.”
Pour entrer au CUD, il faut franchir trois impressionnantes portes sécurisées, deux détecteurs de métaux et des décennies d’histoire. Une fois passée la dernière porte, une grille d’acier noir, tout change. Les surveillants, la prison… tout ça reste de l’autre côté. Les murs de l’étroit couloir sont recouverts d’affiches annonçant des événements, le calendrier des cours, des conseils. Une lettre manuscrite du pape François, envoyée en 2023, y figure en bonne place, dans un cadre doré. Chacune des facultés du CUD dispose de ses propres salles de classe équipées de tables, chaises et tableaux. Une salle polyvalente accueille réunions et événements.
Au bout du couloir principal, un panneau. Il liste les noms des 50 personnes diplômées depuis l’ouverture des portes de l’université, en 1985, lorsque qu’un groupe d’étudiant.es a négocié avec des universitaires de retour d’exil après la fin de la dictature la plus brutale qu’ait connu le pays l’ouverture de la première université gratuite au sein d’une prison en Amérique latine. Les personnes détenues ont remis en état, ne s’épargnant ni effort ni dépenses, un quartier désaffecté de la prison. Il s’agissait d’un effort collectif, dont on se souvient encore, des années plus tard, comme “vraiment impressionnant”.
L’endroit est à des lieues du reste du complexe pénitentiaire, où 1 541 personnes subissent entre autres le manque d’espace et des conditions d’existence déplorables, selon le dernier rapport du Bureau du Procureur pénitentiaire de la Nation. Le complexe, un ancien centre secret de détention et de torture de la dictature militaire de 1976-1983, se situe dans l’un des quartiers résidentiels les plus riches de Buenos Aires.








"Entrer dans une salle de cours du Bard College, c'était comme sortir de prison : mon esprit et mon âme étaient libres."
Construire la citoyenneté¶
Les programmes d’enseignement en milieu pénitentiaire gagnent en popularité dans un contexte où un nombre toujours plus important de pays, confrontés à un accroissement généralisé de la population carcérale, recherchent d’autres façons de rendre la justice. En Argentine, le nombre de personnes détenues a quadruplé entre 1996 et 2022. La plupart d’entre elles sont prévenues et ne font, comme dans la plupart des régions du monde, l’objet d’aucune condamnation à ce jour. Une grande majorité est issue de milieux défavorisés où l’accès à l’enseignement est loin d’être acquis. Les conséquences de l’incarcération sont particulièrement lourdes pour les femmes, souvent responsables du foyer, et les personnes transgenres, à l’intersection de différentes formes de discrimination. Si la situation varie d’un endroit à l’autre, elle n’en est pas moins une constante en Amérique latine comme dans le monde.
Les responsables des programmes d’enseignement en prison l’affirment : l’apprentissage est un élément essentiel de toute stratégie de justice sociale et de réduction de la violence. Baz Dreisinger est l’une d’entre elles. Elle est journaliste, autrice et fondatrice du réseau Incarcerations Nations Network (INN) qui, représenté dans une dizaine de pays, étudie, diffuse et soutient des modèles innovants de réforme carcérale et de justice. Baz Dreisinger a tout vu, des programmes de littérature et de théâtre dans les prisons pour femmes de Thaïlande aux projets de justice restaurative entre anciens génocidaires et victimes au Rwanda en passant par l’enseignement en établissement semi-ouvert en Australie.
“Il y a, dans le monde entier, un grand nombre de programmes que je trouve très impressionnants. Prenez Justice Defenders au Kenya et en Ouganda : c’est une initiative révolutionnaire en ce qu’elle redonne du pouvoir aux personnes détenues et à leur entourage, qui bénéficie aussi, en fin de compte, de leurs nouvelles compétences. Il y a aussi de très bons exemples aux États-Unis. Des programmes repensés avec, en toile de fond, l’idée de la réinsertion, d’aider les personnes détenues à terminer leurs études une fois de retour parmi les leurs, pour que tout le monde puisse profiter des résultats.“
Les États-Unis, qui affichent l’un des taux d’incarcération les plus élevés au monde, accueillent également nombre de programmes d’enseignement à destination des personnes privées de liberté. L’enseignement en prison leur permet de surmonter le racisme et la pauvreté qui les ont conduits dans les pires écoles et mis sur la mauvaise pente, y compris, dans certains cas, celle de l’incarcération, explique Dyjuan Tatro, responsable principal des questions gouvernementales auprès de la Bard Prison Initiative. “L’enseignement permet de réorienter radicalement leur existence. Les personnes qui passent un diplôme en prison présentent le taux de récidive le plus bas ; ce sont aussi elles, et c’est encore plus important, qui connaissent les meilleures trajectoires après leur libération.”
Dyjuan Tatro, tout comme Diego Cepeda en Argentine, affirme que la possibilité d’étudier en prison lui a donné un véritable objectif auquel se consacrer. “La prison annihile tout sentiment de fierté. L’enfermement ne fait qu’accroître la marginalisation. Entrer dans une salle de cours du Bard College, c’était comme sortir de prison : mon esprit et mon âme étaient libres. Je n’étais plus prisonnier, j’étais étudiant, et j’en étais fier. Être assis dans l’une de ces salles me reliait à mes semblables et au monde. L’université, c’est l’exact opposé de la prison.“
Les programmes qui marchent le mieux sont ceux qui essaient d’aller plus loin que l’aspect purement académique ; c’est ce que Ramiro Gual, chercheur et professeur de droit en Argentine qui enseigne à Devoto depuis 2016, appelle “construire la citoyenneté”. Il détaille : “en Argentine, la gestion des programmes d’enseignement est confiée aux étudiant.es : c’est là que se construisent un grand nombre des compétences et connaissances qui leur permettra ensuite de mener leurs propres projets, leurs coopératives.”
Le CUD et la CUSAM, une université qui intervient au sein du quartier 48 de San Martin dans le Grand Buenos Aires, disposent de centres étudiants qui fonctionnement de manière autonome, avec leurs règles, et qui élisent des représentant.es pour échanger avec les autorités pour toute demande spécifique émanant des étudiant.es. Ce fonctionnement permet aux programmes de former non seulement des professionnel.les mais aussi des citoyen.nes, capables de défendre leurs droits et ceux de leur communauté.
“L’enseignement est une forme de libération, de transformation”, déclare Anayanci Fregoso Centenon, de l’université de Guadalajara, au Mexique, qui enseigne dans plusieurs établissements pénitentiaires. Pour elle, le plus difficile est de garantir que l’enseignement dispensé en prison a, en ligne de mire, l’émancipation. “Nous devons proposer quelque chose qui les aide à prendre leurs propres décisions, à faire valoir leurs droits, à réfléchir à l’enseignement lui-même, pour développer une pensée critique. Au Mexique, c’est un chemin vers la paix.“
Diego, en étudiant le droit, a pu mieux comprendre et mener les procédures liées à son propre dossier et aider d'autres personnes détenues.
Vivre après la prison¶
Regagner sa liberté est un processus complexe pour la plupart de celles et ceux qui font l’expérience de la prison. L’État est rarement d’un grand secours pour renouer des liens avec sa famille et son entourage, ou pour trouver un emploi, un défi de taille pour une personne qui a un casier judiciaire. En Argentine, une agence gouvernementale accompagne, en théorie, ce processus et apporte son aide aux personnes libérées pour trouver du travail et rétablir des liens sociaux. Dans les faits, le manque de fonds et, parfois aussi, de volonté politique dans un contexte de crise économique complique encore une situation déjà précaire.
Quand, en 2016, Diego Cepeda a commencé à s’interroger sur son avenir et le champ des possibles après sa libération à venir, il a constaté que les avocat.es ayant étudié au CUD avaient de meilleures chances de pouvoir travailler, car ils et elles avaient la possibilité d’être indépendant.e malgré un casier judiciaire.
Étudier le droit lui a aussi bénéficié en prison. “J’étais utile aux autres : je pouvais trouver les informations dont chacun.e avait besoin, explique-t-il. Au CUD, je pouvais consulter le Code pénal, poser des questions sur leur situation juridique… j’avais un rôle de conseiller.“
Diego, en étudiant le droit, a pu mieux comprendre et mener les procédures liées à son propre dossier et aider d’autres personnes détenues dans le cadre de demandes individuelles ou collectives. Il compte aujourd’hui parmi ses client.es des personnes détenues à Devoto. Elles l’ont choisi parce qu’il connaît, et de près, la réalité de leurs besoins.
Diego a obtenu son diplôme en 2021. Les mesures de confinement liées à la pandémie de Covid étaient alors toujours appliquées dans les prisons du pays. Il a été libéré quelques mois plus tard.
Silvana Ortiz, libérée du quartier 46 de San Martin il y a un an et demi explique que, pour les femmes, dont beaucoup doivent assumer la charge du foyer, les difficultés qui suivent la sortie de prison peuvent être encore plus grandes. “Quand j’ai été libérée, j’ai cherché partout du travail, en vain, dit-elle. [l’agence gouvernementale] m’avait promis de l’aide, mais rien n’est venu. Les femmes sont nombreuses, après leur libération, à finir par dire qu’elles étaient mieux en prison qu’à l’extérieur.“
Les choses ont commencé à changer quand on a recommandé à Silvana de se rapprocher d’Esquina Libertad, une coopérative de production audiovisuelle et d’imprimerie composée de personnes détenues et libérées et de leurs proches. La Coope, comme ils et elles l’appellent, a été fondée en 2010 pour répondre au besoin formulé par des proches de personnes détenues lors de discussions tenues dans les files d’attente devant la prison de Devoto. Elle emploie aujourd’hui près de 500 personnes et coopère étroitement avec des projets d’enseignement dans plusieurs prisons, dont Devoto et San Martin, où intervient la CUSAM.





La CUSAM, l’université dans les murs de la prison de San Martín, est un autre projet d’enseignement centré sur la vie des personnes détenues après leur libération.
Ses salles de cours accueillent des hommes, des femmes détenu.es et même des surveillant.es qui peuvent choisir leurs cours : travail social, sociologie, ou une dizaine d’autres ateliers. L’accent n’est pas mis sur la seule réussite académique. La CUSAM encourage les étudiant.es à utiliser le fruit de leur apprentissage pour développer des projets qui bénéficieront à leur entourage une fois libres.
L’un d’entre eux est une bibliothèque publique à La Carcova, un quartier défavorisé non loin de la prison, ouverte par le sociologue Waldemar Cubria après sa libération.








En Argentine, le manque de moyens est un obstacle de taille et il n'est pas rare que les programmes indépendants manquent de fonds.
Embûches¶
Quelque 185 personnes détenues étudient à l’heure actuelle au CUD de Buenos Aires. Plus de 800 suivent d’autres formations à Devoto. Le CUD ne limite pas le nombre d’étudiant.es qu’il accueille ; la seule condition d’accès est d’avoir validé un niveau secondaire. Il ne croule pas pour autant sous la demande, ce qui peut sembler paradoxal, mais l’engagement qu’il réclame et son fonctionnement particulier ne conviennent pas à tout le monde.
Les effectifs ne sont pas le seul défi lancé aux programmes d’enseignement en contexte carcéral. Ainsi, en Argentine, le manque de moyens est un obstacle de taille et il n’est pas rare que les programmes indépendants manquent de fonds. Leur financement dépend du budget alloué par chaque faculté, lequel a baissé au cours de l’année dernière, et, surtout, du dévouement du personnel enseignant.
Les conséquences des coupes budgétaires, explique Ramiro Gual, sont avant tout visibles sur les conditions de détention. “Si les conditions même d’existence empirent, qui se projette vers une inscription au lycée, la validation de son cursus, et l’accès à un programme universitaire ?”. Les interrogations sur l’avenir sont omniprésentes dans les échanges avec les enseignant.es, les étudiant.es et les personnes libérées. Mais, insiste Rodrigo Gual, quelles que soient les entraves, tous.tes font le choix de continuer à aller de l’avant, à bâtir pierre à pierre un avenir.
Les embûches qui sèment le chemin de l’enseignement en prison naissent, pour Baz Dreisinger, de l’opposition fondamentale entre deux institutions aux buts antagoniques : “Il y a, d’un côté, les universités, qui valorisent la liberté et, de l’autre, les prisons, dont le rôle est d’enfermer et qui travaillent avec des gens qui, très souvent, ont vécu de grands traumatismes.”
À cette équation s’ajoute ce qui survient à l’extérieur, après la libération. “La question de la réinsertion est l’une des plus difficiles à surmonter pour la plupart des programmes d’enseignement. Le travail effectué en prison est vraiment d’excellente qualité, mais la plupart du temps, on oublie trop facilement de mettre en œuvre des moyens de rester en contact avec les étudiant.es après leur libération, alors que c’est le moment des plus grandes difficultés.”
Des difficultés qui n’épargnent pas celles et ceux qui ont déjà validé leur diplôme : Diego Cepeda, avocat pénaliste diplômé par le CUD, a déjà des client.es mais trouver du travail n’est pas toujours évident. “L’expérience de la prison et de ce qui suit, entre une personne qui a eu accès à l’enseignement et une autre qui en a été privée, c’est le jour et la nuit, raconte-t-il. Le diplôme ne rend pas meilleur.e sur quelque plan que ce soit mais il change la vie“. Alors même qu’il parle, il se prépare à retourner à Devoto pour y visiter ses client.es, qui font appel à lui parce qu’ils et elles savent qu’il parle d’expérience.
Ricardo Alfonso Cepeda Orozco, doctorant en sciences de l’éducation à l’université de Guadalajara, explique que l’expérience de celles et ceux qui ont étudié durant leur incarcération est cruciale pour encourager d’autres à suivre la même voie. “Un de mes amis a passé la plus grande partie de sa vie en prison ; puis il a été libéré et s’est inscrit à l’université. Maintenant, il a presque terminé son doctorat : il va dans les prisons de Californie et y enseigne la poésie, la littérature et les arts et, de cette façon, il contribue à changer la vie d’autres jeunes gens. Des gens de son milieu voient qu’il réussit, et plusieurs de ces gamins sont déjà inscrits à l’université ou engagés dans d’autres projets.”
Pour Ricardo, qui a connu la prison aux États-Unis avant d’être expulsé au Mexique, confier les rênes des programmes d’enseignement à des personnes libérées est indispensable. “À mesure que je vois les programmes d’enseignement pour les personnes détenues et libérées s’améliorer, je vois davantage de personnes condamnées pour les pires des choses s’investir et entraîner la transformation sociale de leurs communautés.”
“D’une manière ou d’une autre, certain.es s’imaginent qu’une personne libérée après 15 ans de détention dans des conditions indescriptibles, avec un casier pour encore 10 ans, va pouvoir trouver un emploi de bureau bien payé dans un quartier sympathique, commente Matias Bruno, professeur à la CUSAM, mais c’est un fantasme. L’approche de la CUSAM est différente. L’enseignement est en fin de compte la meilleure des politiques sécuritaires : il donne aux personnes qui en ont besoin les outils pour tourner le dos au crime.”





